Léa Tsemel, avocate

[…] Le récit jamais ne cède à des simplifications politiques et idéologiques, mais prend acte du fait que les violences sont le fait des deux pays, certes, tout en rappelant le contexte historique de colonisation continue et ostentatoire.

[…] Point de scénario établi, ni de structure narrative planifiée : au meilleur de la pratique documentaire de terrain, le film a trouvé son cheminement au cours du tournage organisé avec flexibilité et improvisation. Les dons cardinaux à cultiver, la disponibilité et la rigueur dans les gestes mêmes de la saisie des images et des sons.

Text: Jean Perret

Quel parcours que celui de Léa Tsemel dans l’univers judiciaire israélien. Cette femme, née en 1945, a fondé sa notoriété au-delà même des frontières de son pays, en prenant fait et cause pour des Palestiniens arrêtés et déférés devant les cours de justice israéliennes. Remarquée dès le début de ses engagements dans les années 1970, violemment prise à partie, agressée, menacée de mort avec force d’insultes humiliantes et de crachats au visage, cette femme d’origine polonaise dont une partie de la famille se réfugia en Israël alors que l’autre disparaissait dans les camps, s’est épuisée à rappeler que le territoire de la Palestine est sous occupation juive. « Je suis une occupante » répète-t-elle, tout en n’ayant de cesse d’en appeler à l’humanité des protagonistes israéliens et palestiniens habitants ce même territoire.

Le film s’emploie avec une exceptionnelle réussite à développer une structure narrative complexe, organisée autour de cette femme charismatique et à certains égards autoritaire – elle sait brusquer, voire insulter ses proches collaborateurs, mais avec quelle tendresse ! Le récit jamais ne cède à des simplifications politiques et idéologiques, mais prend acte du fait que les violences sont le fait des deux pays, certes, tout en rappelant le contexte historique de colonisation continue et ostentatoire. (*)

La sphère familiale, de par la présence du mari journaliste de gauche (qui fut arrêté, torturé et défendu par sa femme), ainsi que de celles de la fille et du fils, fait partie de l’histoire, agissant comme le miroir du portrait du système judiciaire israélien. La caméra jamais ne pénètre les salles d’audience et autres lieux de l’exercice du pouvoir judiciaire, ni ne filme les plaidoiries de Léa Tsemel. Point d’autorisation de tourner. Cependant, une scène d’interrogatoire d’un garçon de 13 ans – filmée à l’insu des personnes concernées, puis diffusée sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux – est intégrée par les réalisateurs dans le film. Elle paraît exemplaire des méthodes traumatiques mises en œuvre, en l’occurrence ici à l’endroit d’un adolescent.

Le film déroule une double chronologie. Celle, riches d’images d’archives, de procès du début des années 70 : Tribunal d’instance de Haïfa en 1972, des militants juifs et arabes engagés à condamner la politique expansionniste d’Israël. Puis, fin des années 90 : Cour suprême de Jérusalem en 1999, dénonciations des tortures pratiquées par les services secrets. Entre deux : la Prison de Nafha, désert du Néguev en 1981, quand deux prisonniers palestiniens y sont assassinés. Chaque fois, les événements sont dramatiques, complexes et tendus, les décisions de justice partiales et les condamnations lourdes. Et Léa Tsemal de déclarer à une télévision étatsunienne : « We always loose… but ! ». Ce survol d’une histoire mouvementée est complété par les affaires courantes du début des années 2010 et il est passionnant de suivre dans la mêlée les discussions prises sur le vif et les stratégies de négociations échafaudées, non pas pour faire acquitter les prévenus (cas rarissimes), mais pour les faire condamner au minimum d’années d’emprisonnement. Faire des aveux ne correspondants pas à la réalité des faits ou contester entièrement les événements tels que mis en récit par l’appareil répressif, au risque d’une très lourde sentence ?

Le tournage a duré près de deux ans, Philippe Bellaïche à la caméra, parfois seul, et accompagné pour l’essentiel par Rachel Leah Jones à la prise de son. Les deux sont aux aguets, armés de patience, ainsi que du don d’observation et d’anticipation. Ils sont à l’évidence dans un lien de confiance avec Léa Tsemel et son équipe. Point de scénario établi, ni de structure narrative planifiée : au meilleur de la pratique documentaire de terrain, le film a trouvé son cheminement au cours du tournage organisé avec flexibilité et improvisation. Les dons cardinaux à cultiver, la disponibilité et la rigueur dans les gestes mêmes de la saisie des images et des sons. La question de l’écriture est centrale, les choix esthétiques façonnent un point de vue critique élaboré et argumenté. Quant au montage, il est exemplaire en termes de rythme et de relance. Sa structure souple sait aménager des digressions, afin de cerner d’autant mieux la récurrence du cycle de la machine judiciaire. Aucun commentaire ne vient distraire du terrain des événements ; la méthode des cinéastes sollicite en les meilleurs termes l’intelligence du spectateur, en mobilise l’attention. À lui d’explorer progressivement cet univers désespérant, au sein duquel se débat ce jeune homme de 13 ans, accusé d’avoir voulu poignarder des passants. Ce personnage, on en voit la silhouette, à peine le visage. Il est rendu méconnaissable par le recours à l’animation par rotoscopie et à un split screen, composé de l’image animée et de prises de vue directe. Comme il est interdit de filmer les mineurs, les réalisateurs ont pris le parti de ne filmer aucun prévenu en prise de vue directe, ce qui leur confère une présence décalée, comme dégagée momentanément des circonstances qui les accablent. Ils sont vivants, reproduits de façon réaliste, mis en valeur par une espèce d’aura qui les distingue radicalement des personnes affairées à les stigmatiser.

Le jeune homme est-il innocent ? C’est l’intime conviction de son avocate. Il est la figure muette et impressionnante, le fil rouge du film avec son père et sa mère, remarquables de retenue, de dignité. La condamnation infligée est de douze ans de prison, sanction réduite plus tard à neuf ans et demi. Les vérités sont inconciliables, le film le rappelle brièvement en plaçant côté à côte, dans le même cadre, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et le Président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas.

Une autre problématique lancinante est développée par Léa Tsemel, avocate, celle du système d’information et de communication de l’État d’Israël, qui se révèle être une machine idéologique du maintien de l’ordre à force d’affirmations intempestives, de manipulations éhontées, d’accusations hâtives. Comment donc, interroge le film, est-il possible de rendre justice de façon sereine, dans un pays occupant, occupé et en guerre ? De très près, le gros plan du visage de Léa Tsemel dans un ascenseur, un plan en profondeur jouant du flou et du net, métaphore discrète du travail du film. Celui-ci consiste, par le talent engagé des deux cinéastes, à porter vers plus de visibilité l’ampleur des atteintes faites aux droits de l’homme, ainsi que l’ambition de cette femme de faire advenir – jusqu’à épuisement – des valeurs d’humanité susceptibles de dessiner les contours de l’utopie d’une cohabitation pacifique. 

Il convient de rester jusqu’à la toute fin du film, après le générique : écouter le rire discret, ironique, espiègle, qui résonne comme le souffle de la conscience lucide, irréconciliée et rêveuse de Léa Tsemel, qui n’est dupe de rien.

 

(*) Lire le remarquable roman de Colun McCann, enraciné dans des réalités de Palestine et d’Israël. Colun McCann, Apeirogon, Belfond, Paris 2020

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Léa Tsemel, avocate | Film | Rachel Leah Jones, Philippe Bella Bellaïche | CAN-CH-ISR 2019 | 104’ | FIFDH Genève 2019, Solothurner Filmtage 2020

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First published: September 22, 2020