Le fort des fous

[…] Avec «Le Fort des fous», il s’agit de relever le défi de montrer une même structure de pouvoir et de violence, et de la voir à l’œuvre de l’intérieur grâce aux ressources offertes par le cinéma.

[…] Par cette mosaïque d’éléments formellement distants, et par une conjonction convaincante du symbolique et de l’expressif, Mari compose une histoire émotivement précise, qui supporte un discours très cohérent sur les fondements du colonialisme.

[…] L’ambitieuse réflexion sur le colonialisme de «Le Fort des fous» suit donc une parabole qui termine avec la guerre : les images des émeutes à Athènes en 2016 ferment le film. Mais elle termine également par une étape filmique qui exprime — de façon voulue donc pessimiste — un appauvrissement du langage cinématographique.

Ce ne sera jamais assez de parler de colonialisme pour comprendre le présent, car cette maladie prédatrice de l’Occident n’est point un phénomène historique du passé, mais se perpétue aujourd’hui en se prenant mille formes différentes. Pour Narimane Mari (invitée au Kino Xenix à Zurich en mai 2018), il est donc légitime et important, voire urgent, de s’engager dans un projet filmique très ambitieux sur le thème : relier histoire et actualité, et plus précisément le colonialisme français en Algérie au XIXe siècle et le drame présent en Grèce. Avec Le Fort des fous, il s’agit de relever le défi de montrer une même structure de pouvoir et de violence, et de la voir à l’œuvre de l’intérieur grâce aux ressources offertes par le cinéma.

Le film est articulé en trois parties, dont la première frappe et séduit par sa capacité d’aller à l’essence du colonialisme, c’est-à-dire là où l’exubérance spontanée de la jeunesse rejoint la violence de la prédation à travers la phase de l’endoctrinement. Mari reprend la théorisation coloniale française du début du XIXe siècle, caractérisée par la liaison entre supériorité de la science et supériorité de la race, pour construire dans son sillage un discours cinématographique exceptionnel. Dans ce dernier la fusion entre nature (race) et culture (science) se brise, car si les images nous restituent toute la dimension physique d’un groupe de jeunes insouciants et apparemment innocents, où les futurs dominateurs (les jeunes militaires français) se mélangent aux futurs dominés (les jeunes habitants d’Algérie), les textes qui passent dans les sous-titres décrivent les contours du programme et de la violence coloniale. La juxtaposition des mots du XIXe siècle à un discours de Nicolas Sarkozy sur l’esprit des Africains suffit, dans sa force choquante, pour faire de la reconstruction historique un exemple qui a une portée, hélas, universelle.

Dans cette première partie de Le Fort des fous, Narimane Mari exploite pleinement les ressources des différents ingrédients du cinéma, par exemple en s’appuyant largement sur une partition sonore de grande intensité, laquelle se présente comme la véritable structure du récit filmique. L’organisation explicitement non synchrone — mais pas toujours — des images non seulement permet de sentir toute la distance que nous avons par rapport à un cadre historique lointain qui n’est pas décrit de façon naturaliste, mais produit surtout une tension productive entre drame (par le son) et idylle (par les images). La commune sensualité de l’image et du son se trouve à son tour en tension avec les textes, dont le parlé ne correspond pas à l’écrit (sous-titres) et exprime plutôt l’incompréhensible et l’absurde de celui-ci. Et encore, tout élément à fonction symbolique — par exemple la trompette pour la violence militaire — se trouve systématiquement accompagné par une saturation expressive — dans ce cas le premier plan sur le cuivre de la trompette et sa matérialité — et par un déplacement critique — dans ce cas le joueur soufflant sans trompette… Par cette mosaïque d’éléments formellement distants, et par une conjonction convaincante du symbolique et de l’expressif, Mari compose une histoire émotivement précise, qui supporte un discours très cohérent sur les fondements du colonialisme. On se dirait dans un rêve, mais tout en y reconnaissant une réalité vive, palpable.

La première partie de Le Fort des fous se termine par un climax foudroyant qui pose, avec les mots de Pier Paolo Pasolini, la question de l’innocence comme excuse inacceptable. Il s’agit là d’un noyau crucial pour comprendre la violence des hommes, un noyau où le politique et l’existentiel se croisent nécessairement. Or, ce moment de grande tension cinématographique est tout simplement éteint par la deuxième partie du film, dont il est difficile de comprendre la raison d’être. Nous nous retrouvons sur l’île de Cythère, en Grèce, où l’on observe les évolutions d’un groupe nomade, multiculturel et sociable. L’intention semble être celle de montrer l’écroulement de toute société idéale et pacifiste sous la pression des structures de violence, mais le récit est peu crédible et entièrement confié aux procédés symboliques. La dimension expressive magnifiquement tissée dans la première partie du film se trouve rabattue sur une mise en scène théâtrale observée à distance, et constamment subordonnée à un vouloir-dire qui rend un peu plat et prévisible le discours sur les dynamiques de pouvoir.

Le fil suspendu par le climax pasolinien sur l’innocence semble plutôt se poursuivre dans la troisième partie du film, constituée de deux interviews, avec une femme intellectuelle et un homme “radicalisé” — comme on dit — les deux plaidant en faveur de l’urgence révolutionnaire et de la nécessité de la violence en Grèce. Esthétiquement, nous plongeons dans une forme documentaire classique, où il ne semble pas y avoir de véritable recherche du côté de l’image et du son. Mais ce changement radical d’esthétique — au moins par rapport à la première partie du film — réserve de belles surprises du côté du montage et du dispositif de l’interview. La juxtaposition de ces deux “types” de révolutionnaires fait émerger les différences sociales entre les deux et nous permet de voir comment différentes conditions matérielles peuvent produire différentes formes de rhétorique politique. Nous prenons ainsi une certaine distance par rapport à leurs monologues, qui semble renforcée par le choix de tout traduire en anglais non par l’usage des sous-titres, mais par l’intervention d’une traductrice présente dans l’image. Ce choix produit un désagréable effet de fatigue qui, ensemble avec une esthétique plutôt pauvre, laisse émerger la personnalité du monsieur radicalisé, un mélange de grande lucidité dans l’analyse de la réalité — « la paix est pour ceux qui peuvent bénéficier de la sécurité »… — et de banale régression à la violence comme solution ultime — « seul un bain de sang peut nous sauver ».

L’ambitieuse réflexion sur le colonialisme de Le Fort des fous suit donc une parabole qui termine avec la guerre : les images des émeutes à Athènes en 2016 ferment le film. Mais elle termine également par une étape filmique qui exprime — de façon voulue donc pessimiste — un appauvrissement du langage cinématographique. La complexité du discours sur le colonialisme qui était soutenue par un usage mûr de toutes les potentialités du cinéma se retrouve à la fin aplatie sur un message un peu simpliste, qui relève du constat journalistique, et qui donc parle un langage filmique délibérément pauvre. On ne peut qu’espérer que, dans le choix de ce parcours de film, Narimane Mari a simplement été influencée par le contexte — assez journalistique — de la Documenta 14 (2017), pour laquelle Le Fort des fous a été composé. On ne peut qu’espérer pouvoir encore voir la suite cinématographique de ce film qui, à mon avis, reste suspendu aux terribles mots de Pasolini sur le caractère indéfendable de toute innocence.

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Le fort des fous | Film | Narimane Mari | FR-QAT-GR-DE-ALG 2017 | 140’ | Documenta 14, Locarno Festival 2017, Kino Xenix Zürich

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First published: May 10, 2018