L'amour du monde
[…] Entre dimensions souterraine et aérienne, l’absence de la mère pèse et libère – voilà le secret le plus profond de ce film.
Text: Giuseppe Di Salvatore

Avec son premier long-métrage, Jenna Hasse surprend sans crier gare. Le cinéma nous a habitué à des claquements de porte, gifles, ruptures, effractions et tueries soudaines, bref, à l’usage facile – et à l’abus – de la surdramatisation. Et il s’agit d’une pratique qui révèle les présupposés des spectateurs.rices passif.ves, distrait.es. L’amour du monde, en revanche, nous prend au sérieux, car il prend le risque d’une narration souvent « latérale », faite d’allusions, de sous-entendus, où les regards et les gestes content plus que les mots. Le film nous implique en nous invitant à suivre Margaux, la protagoniste de quatorze ans, suspendue dans un été où l’enfance et l’âge adulte se superposent constamment, gracieusement et maladroitement. Par cela, il nous invite à songer avec elle, avec son rythme à la fois paisible et agité, qui devient le rythme du film lui-même.
Le drame ne manque pas, mais il est affaire d’intériorité. Avec la petite Juliette, rebelle dans un foyer pour enfants, Margaux trouve une âme sœur qui exprime sa propre souffrance ; et Joël, beau garçon, adulte et indépendant, pêcheur et voyageur, devient pour elle l’objet de ses projections de jeune femme, de son désir d’émancipation. Passionnée de cinéma, Margaux nous offre un regard fictionnel, rêveur, tout en restant solidement crédible en tant que jeune fille qui cherche et qui se cherche. Les insertions musicales, véritables protagonistes secondaires du film, soulignent cette duplicité entre imagination et réalité, idylle et réalité, en devenant la concrétisation des différentes âmes de Margaux, peut-être ses fantômes fidèles.
Ce sont justement les fantômes qui émergent lentement en tant que figures clés du drame souterrain du film. Pendant que l’histoire nous propose des incursions véritablement documentaires dans des mondes très différents, quoique tous marginaux – le foyer pour enfants, l’école internationale, la communauté de pêcheurs, le milieu de la banque – la décision d’effleurer ces mondes sans les développer permet de tisser une géographie qui ressemble à un archipel d’îles éparses. Leur trait d’union, la mer, pour rester dans la métaphore (ici représentée par la nature, la forêt et le lac), serait donc le territoire des fantômes enfouis, le lieu d’un deuil intérieur, qui est celui de l’absence de la mère, élément commun aux trois protagonistes.
Or, ce sont des fantômes enfouis puis libérés, parce que le drame souterrain devient drame aérien, à travers la citation de la légende indonésienne qui fait des hérons les porteurs des âmes disparues. Entre dimensions souterraine et aérienne, l’absence de la mère pèse et libère – voilà le secret le plus profond de ce film : pèse comme la lourdeur d’un deuil peut-être indépassable, et libère comme l’appel à une émancipation nécessaire. De ce point de vue, L’amour du monde tient plus d’un film coming of age, car Margaux et la douceur de ses hésitations de jeune fille sauront toucher des cordes existentielles bien plus universelles.
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Info
L’amour du monde | Film | Jenna Hasse | CH 2023 | 85’ | Locarno Film Festival 2023, Solothurner Filmtage 2024 | CH-Distribution: Vinca Film
First published: October 18, 2024