Lamaland I

[…] Malgré la présence visuelle et surtout sonore d’une montre qui renvoie à une organisation ordonnée de la vie, le développement très lent, presque imperceptible, du récit de la vie quotidienne de deux frères met en scène une histoire d’insubordination, de non-coopération, jusqu’à son climax violent digne de Caïn et Abel.

[…] Peut-être en va-t-il ici justement du dépassement nietzschéen de l’opposition entre nature et culture. En tout cas, la caméra de Pablo Sigg semble réduire l’homme et élever la matière au même niveau : la continuité entre les frères et leur environnement dessine une surface presque bidimensionnelle.

Nueva Germania, au Paraguay, est une communauté « aryenne » fondée en 1887 par Bernhard Förster – un fervent antisémite qui fut politiquement actif en Allemagne avec Max Liebermann von Sonnenberg – et sa femme Elisabeth, la sœur de Friedrich Nietzsche (affectueusement appelée « lama » par Friedrich pour son caractère têtu — d’où le nom de Lamaland). L’expérience utopique et pionnière a duré peu d’années, à cause du suicide de Förster et du retour d’Elisabeth en Allemagne pour soigner le frère malade. Mais la communauté put se reconstituer et se maintenir soudée jusqu’à nos jours, où elle compte autour de 400 « Allemands » (un dixième de la population). En réalité, il s’agit d’une communauté qui renonça bientôt à poursuivre l’utopie délirante — et colonialiste — d’une « nouvelle Germania » pour se dédier à la culture de la yerba mate (le « thé du Paraguay ») et s’adapter à la culture locale.

Or, le film de Pablo Sigg — premier volet d’un diptyque cinématographique — nous donne très peu d’informations et nous plonge directement dans la vie de deux vieux descendants allemands de la communauté, Friedrich et Max Josef Schweikhart, dont le cinéaste mexicain avait déjà fait le portrait dans son Der Wille zur Macht (2013). La radicalité spartiate de leur style de vie les détache de la normalité en les rapprochant plutôt des rigides communautés mennonites éparses dans toute l’Amérique du Sud. Mais, à l’opposé de ce que l’on peut apprendre d’un film récent portant sur une communauté mennonite tel que Ohne diese Welt de Nora Fingscheidt (2017), les frères Schweikhart ajoutent à l’archaïsme des coutumes un esprit anarchique et non normatif. Malgré la présence visuelle et surtout sonore d’une montre qui renvoie à une organisation ordonnée de la vie, le développement très lent, presque imperceptible, du récit de la vie quotidienne de deux frères met en scène une histoire d’insubordination, de non-coopération, jusqu’à son climax violent digne de Caïn et Abel.

Aussi grâce à la lenteur de longs plans-séquences, Lamaland I est un film à écouter. Au début du film, l’Ouverture du Parsifal de Richard Wagner exprime l’inspiration majeure du couple Förster-Nietzsche — le Parsifal est la dernière œuvre de Wagner, dont la première en 1882 à Bayreuth coïncide avec les années de fondation de la communauté. Mais cette référence historique ne semble pas vraiment lier la vie des frères Schweikhart à la rhétorique des années pionnières de la communauté, sinon pour rappeler la distance qui les sépare : la musique provient d’un très vieux magnétophone, à peine audible et mélangée à une épaisse couche de bruits de toutes sortes. Le noyau wagnériste et totalitaire du cercle de Bayreuth se montre ici dans son destin décadent voire dans son échec — ce qui ne peut que nous réconforter, quand on pense que récemment l’écrivain exotérique David Woodard, dans ses expéditions à Nueva Germania (soutenues par Dick Cheney lui-même), semblait vouloir reconstruire là un opéra de Bayreuth en miniature !

Du magnétophone aux fils électriques suspendus au milieu d’une nature dominatrice, le bruit est très présent dans Lamaland I, aussi à cause de sa force exaspérante. Il semble exprimer le frottement de tout fonctionnement — technique, travail, société, vie — face à une nature qui dévore tout en rendant obsolète toute forme de culture ou d’humanité. Peut-être en va-t-il ici justement du dépassement nietzschéen de l’opposition entre nature et culture. En tout cas, la caméra de Pablo Sigg semble réduire l’homme et élever la matière au même niveau : la continuité entre les frères et leur environnement dessine une surface presque bidimensionnelle. Les Schweikhart deviennent ainsi non des surhommes, mais plutôt des « êtres » qui, au bout de leur fiction — de la sédimentation historique et de l’érosion de leur fiction… — se retrouvent dans une parfaite immanence avec le réel. C’est seulement de ce point de vue qu’on pourra s’exprimer sur l’entrelacs, justement immanent, de fiction et documentaire dont Lamaland I est un exemple parfait.

Info

Lamaland I | Film | Pablo Sigg | CH-MEX 2018 | 91’ | Solothurner Filmtage 2019

Winner at the Play-Doc Festival 2018

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Pablo Sigg’s Website 

First published: February 06, 2019