La terre est plate

[…] Et c’est bien sous le signe de l’échec que le récit de «La terre est plate» se développe, dans un sens bien différent des joyeux sans issues de la Nouvelle Vague. Cette dernière — disons-le clairement — est ici assumée ou plutôt jouée pour être par la suite tout simplement bouleversée.

[…] Le drame de Jean et Antoine est tout dans l’incapacité à se décider, dans la difficulté à devenir adultes, à renoncer au séduisant champs des possibles de la jeunesse. C’est un drame réaliste, ou le drame du réalisme lui-même.

Text: Giuseppe Di Salvatore | Audio/Video: Jorge Cadena

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Text: Giuseppe Di Salvatore | Reading: Luna Schmid | Concept & Editing : Jorge Cadena

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Des jeunes parisiens, un peu artistes un peu flâneurs, plongés dans la bohème, dans le festival éternel des possibles, privilège et châtiment des vingt ans. Matteo Carrega Bertolini, lui-même encore dans la vingtaine, les filme dans un noir et blanc charmeur, qui nous rappelle Shadows de John Cassavetes (1959), aussi pour un certain sens du swing dans le rythme de la narration. Sauf que nous sommes à Paris, et suivons une histoire qui se plaît à incarner l’esprit de la Nouvelle Vague, non sans quelque citation explicite, à partir du fameux Jules et Jim de François Truffaut (1962). Ici c’est Jean et Antoine, leur amitié est improvisée puis soudainement mûre ; et il n’y a aucune Catherine pour jouer le rôle de point de fuite insaisissable et transcendante, mais Nina, puis Carla, puis Eva, variables jamais définitives par rapport à l’amitié des deux jeunes hommes. Car eux seuls partagent l’insouciance et l’insatisfaction, et le désir d’art, en lutte avec les insécurités et les distractions d’une vie qui se veut cool à tout prix. Le prix de l’échec.

Et c’est bien sous le signe de l’échec que le récit de La terre est plate se développe, dans un sens bien différent des joyeux sans issues de la Nouvelle Vague. Cette dernière — disons-le clairement — est ici assumée ou plutôt jouée pour être par la suite tout simplement bouleversée. Jean et Antoine ne sont tourmentés qu’intérieurement, leurs vies restant plutôt conventionnelles, et leurs échecs n’amèneront point à quelque chose comme la bombe de Pierrot le fou — et, bien sûr, Jean-Pierre Léaud ne se serait jamais soûlé en dégustant des Negroni ! Nous sommes loin de la violence et de la force symbolique des années 60 et 70 ; le forum dramatique de La terre est plate n’est pas moins intense mais tout intérieur. D’ailleurs, si nous en restions à sa patine extérieure, le charme Nouvelle Vague de ce film en ferait seulement une œuvre maniériste, une opération nostalgie. Non, La terre est plate est décidément plus que cela, et justement parce que les codes esthétiques des maîtres français se retrouvent montrés et démontés ensemble.

Il y a au moins trois aspects cinématographiques qui témoignent de cette significative prise de distance. Pour un film largement (et classiquement) joué sur les visages de ses protagonistes — à commencer par celui du très convaincant Jean (Nicolas Foussard) — Carrega Bertolini n’hésite pas à renoncer aux plans larges, tout en les alternant avec beaucoup de plans tellement gros que les contours des visages se perdent dans des cadres où ce sont les effets de lumière qui importent. En outre, contrairement aux regards des héros exaltés d’antan, les regards dans La terre est plate dansent en permanente hésitation. Deuxièmement, le récit visuel du film est entièrement structuré autour de moments photographiques de grande beauté (Edoardo Matacena à la caméra). La concentration sur l’image photographique constitue un élément d’éloignement de l’action, un élément de contemplation. Ce même effet de distance par rapport à l’action est répété — et c’est le troisième aspect — par l’usage d’une musique très suggestive (Andalo Carrega), mais qui nous transporte loin des rues et des appartements de Paris, pour tisser un récit émotif parallèle qui parle de l’intériorité des protagonistes.

Le drame de Jean et Antoine est tout dans l’incapacité à se décider, dans la difficulté à devenir adultes, à renoncer au séduisant champs des possibles de la jeunesse. C’est un drame réaliste, ou le drame du réalisme lui-même. Leur bataille est personnelle et psychologique, et non pas symbolique ou ouvertement politique. Et dans leur évolution tourmentée, il s’agit justement de se défaire du charme d’un certain héritage culturel et esthétique qui connote la bohème parisienne d’aujourd’hui. Tout en assumant l’héritage de la Nouvelle Vague, Matteo Carrega Bertolini en propose une sacrée désacralisation, une mythique démythologisation. L’échec devient alors libération, interroge plutôt que d’affirmer, comme dans le dernier regard entre Jean et Antoine, peut-être moins hésitant mais toujours incertain, bien que dans cette incertitude solidaire.

 

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La terre est plate | Film | Matteo Carrega Bertolini | FR-IT-CH 2018 | 76’ | Solothurner Filmtage 2019

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First published: November 18, 2019