Kill It and Leave This Town

[…] Ces fragments de reconstitution fantasmés se déploient suivant une logique à la fois surréaliste et organique : d’une part, parce que le film abolit toute frontière entre le réel et l’imaginaire et que son rythme épouse celui du rêve ; d’autre part, parce que l’œuvre fait corps, ou peut-être plus exactement, est corps.

[…] « Kill It and Leave This Town » ouvre sur un abîme historique, géographique et émotionnel, où s’entremêlent la sinistre grisaille de la Łódź dans laquelle grandit le cinéaste et l’angoisse d’une femme abandonnée à sa solitude.

Text: Emilien Gür

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Text: Emilien Gür | Reading: Luna Schmid | Editing: Annatina Stalder

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« Ma vie ne se raconte pas ; elle coule comme du miel. » Les paroles prononcées par Anne Alvaro dans l’inénarrable Ville des pirates (1983) de Raoul Ruiz cernent avec précision l’esprit du tout autant ineffable Kill It and Leave This Town, premier long-métrage du génial créateur d’animation Mariusz Wilczyński, fruit de onze ans de travail. Raconter ce film reviendrait en effet à trahir sa nature résolument antinarrative, nourrie de la libre association de souvenirs du cinéaste, articulés autour de sa mère, et de scènes imaginées de la vie de celle-ci. Ces fragments de reconstitution fantasmés se déploient suivant une logique à la fois surréaliste et organique : d’une part, parce que le film abolit toute frontière entre le réel et l’imaginaire et que son rythme épouse celui du rêve ; d’autre part, parce que l’œuvre fait corps, ou peut-être plus exactement, est corps. Elle puise sa source dans la chair et la mémoire vives de l’artiste, qui se souvient, fantasme, fabule. Ancrée dans le vécu du cinéaste, elle s’en arrache, non sans douleur, pour en dévoiler les plaies jamais guéries, les zones d’ombre et les mystérieux contours. Kill It and Leave This Town ne se raconte donc pas ; il coule comme le mouvement imprévisible d’un délire hypnotique. En cela, il défie en permanence l’écriture, met en doute et par là même stimule le geste critique. Comment rendre compte par les mots de ce qui ne peut être raconté ?

Outre la dimension inénarrable, le film de Mariusz Wilczyński partage avec l’œuvre de Raoul Ruiz la saveur du miel, autrement dit la qualité poétique. Chez l’un comme chez l’autre, le cinéma cesse d’être média pour devenir médium, porte d’entrée vers un univers dont autant la beauté que l’étrangeté relèvent de l’indicible. En Charons du royaume des images, les deux réalisateurs nous font traverser le pont de l’autre côté duquel les fantômes du passé viennent à notre rencontre, retrouvent à leur façon les paroles magiques « Asa Nisi Masa », qui, comme nous l’a appris Fellini, ont le pouvoir de faire revivre sous nos yeux l’univers perdu de l’enfance. Les signes qui composent le réel perdent alors leur évidence pour devenir les symboles opaques de dimensions existentielles cachées, souterraines, insoupçonnées. Kill It and Leave This Town ouvre sur un abîme historique, géographique et émotionnel, où s’entremêlent la sinistre grisaille de la Łódź dans laquelle grandit le cinéaste et l’angoisse d’une femme abandonnée à sa solitude. Le passé n’est pas seulement un gouffre sans fond, mais aussi une vase trouble sur laquelle flottent les cadavres du refoulé, de l’inconscient (appelez ça comme vous voulez), ceux-là qui traînent dans tout placard qui se respecte. Un cinéma de l’infini s’invente, source inépuisable d’images qui jamais ne sauraient composer un récit linéaire et cohérent, tant elles font saillie. Le film est un ensemble visqueux et informe. Les monstres dont il accouche ne sont qu’une métaphore de lui-même.

Là où Raoul Ruiz brillait dans les méandres et autres vertiges baroques, Mariusz Wilczyński excelle dans le trait gothique aux accents volontiers macabres. C’est peu dire que ses dessins torturés impressionnent, dérangent, effraient ; ils stimulent l’imaginaire. Encore une fois, les mots manquent pour évoquer leur portée, la manière dont ils résonnent dans mon corps et mon esprit, longtemps encore après les avoir vus. Pour donner raison à Le Clézio, c’est un peu « comme quand on veut parler de la drogue en écrivant ce qui s’est passé ». Et si le cinéma est une drogue, alors le langage est une malédiction. Maudit, Mariusz Wilczyński l’est peut-être, du moins s’imagine-t-il sans doute l’avoir été en tant qu’enfant dans cette ville désertée par la gaieté, à laquelle seul un adjectif convient : glauque. De lents tramways, carcasses ferrailleuses, se traînent à travers des avenues hantées par le vide. On y bat des enfants. Dans les magasins, personne ne veut vous servir, et ce n’est qu’à force de compliments sur la permanente de la vendeuse qu’on pourra obtenir un crédit sur l’huile. Une cheminée d’usine crachote des halos de fumée qui n’égaieront pas le ciel, d’un gris implacable. C’est dans ce décor que se déploie l’existence de la mère du cinéaste, qui n’accompagnera pas celui-ci au bord de la mer au cours d’une expédition pilotée par le père. Tandis que les deux hommes passent la journée à la plage, folle d’inquiétude, elle appelle la gare la plus proche. Sont-ils arrivés ? L’aiguilleuse fait mine de prêter attention à ses paroles animées par l’angoisse tout en se passant du rouge sur les lèvres. Elle s’en fout royalement. Plus tard, les eaux de la mer seront animées par le passage du bateau sur lequel les parents de Mariusz se rencontrèrent, dont le cinéaste imagine les premiers ébats, plutôt sauvages, sur le pont. Ces images émanent d’une région située au seuil du langage, qui précède l’avènement du sens. Mobiles, fuyantes, elles échappent à l’analyse, comprise comme l’exercice de la raison. Le miel coule où il veut.

 

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Kill It and Leave This Town | Film | Mariusz Wilczynski | PL 2019 | 88’ | Fantoche – International Animation Film Festival Baden 2020

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First published: September 03, 2020