Katharina Wyss, Loane Balthasar | Sarah joue un loup-garou

[…] Le récit de Katharina Wyss a donc tout simplement la vertu d’aller tout droit à la véritable essence de ce qu’on appelle le genre coming-of-age : elle le fait à travers des modèles culturels qui, comme c’est le cas dans les conceptions d’opéras, fonctionnent en tant que paradigmes.

[…] Le paternalisme est peut-être une des thématiques les plus décisives de «Sarah joue un loup-garou» — une thématique qui semble se développer également dans une critique de la société, et donc se relier à la géographie humaine de Fribourg, peut-être de la Suisse entière.

Filmexplorer a eu l'occasion de rencontrer Katharina Wyss et Loane Balthasar à Fribourg pendant le FIFF 2018 et discuter avec elles sur le processus de réalisation du film (l'interview est montée avec plusieurs extraits du film, dont on remercie le producteur Intermezzo Films).

Richard Wagner, Georges Bataille, Arthur Schnitzler : qui a peur des références classiques ? Certainement pas Katharina Wyss, metteuse en scène qui construit l’histoire de la jeune Sarah autour de la musique, du théâtre et de la littérature classiques. Un choix peut-être inhabituel pour raconter dans un film l’adolescence à Fribourg, sa ville natale. Mais il suffirait de se demander quelle est la source profonde des clichés de rébellion, d’excès, d’anarchie qui sévissent dans les portraits contemporains de l’adolescence, pour comprendre à quel point certaines valeurs qui se sont cristallisées dans le romantisme de la fin du XIXe siècle ont eu une influence décisive sur ces portraits. Et alors le sentimentalisme cosmique de Wagner, le plaisir des expériences limites de Bataille et le désespoir nihiliste de Schnitzler constituent autant des facettes des “souffrances de la jeune…” Sarah. Le récit de Katharina Wyss a donc tout simplement la vertu d’aller tout droit à la véritable essence de ce qu’on appelle le genre coming-of-age : elle le fait à travers des modèles culturels qui, comme c’est le cas dans les conceptions d’opéras, fonctionnent en tant que paradigmes. Même si la comparaison pourra sembler impitoyable, des films suisses récents comme Blue My Mind ou Lass die Alten sterben tiennent du bégaiement par rapport à la précision et à la complexité avec lesquelles Sarah joue un loup-garou traite la thématique de l’adolescence.

En effet, pour rester sur cette comparaison, pourquoi les adolescents sont-ils si (trop) souvent présentés comme des obsédés sexuels capables exclusivement de gros mots et de gestes irresponsables ? N’y aurait-il pas ici tout simplement la projection d’un monde adulte jaloux et frustré par une jeunesse ratée ? En réalité, Sarah est loin de n’être pas obsédée par le sexe, mais son rapport avec cet inconnu s’exprime par des refoulements pudiques, par des sublimations intellectuelles, par des explorations maladroites, par l’érotisme qui parsème ses relations familiales, avec son frère majeur et surtout avec son père. Mais la figure de Sarah ne se réduit point à une broderie sur les aventures hormonales d’une gamine en train de devenir femme ; Sarah est également personnage de mensonge, face à soi-même et aux autres, personnage de dissimulation et de sincérité à la fois : elle incarne les tentatives identitaires sans solution qui marquent cet âge bâtard. Et Sarah est également préoccupée par la pureté et la perfection, elle semble s’engager dans une bataille contre la médiocrité, animée qu’elle est par d’authentiques questions existentielles dont la découverte est justement la source d’un tremblement de terre spirituel sans précédent. Oui, c’est (aussi) cela l’adolescence !

Pour mettre en relief la complexité et la richesse de son personnage, Katharina Wyss construit une figure hypersensible qui pourrait faire penser à ces personnages de femmes si chers au cinéma, comme Mabel d’A Woman under the Influence (John Cassavetes, 1974) ou la plus récente Paula de Jeune femme (Léonor Serraille, 2017). Mais l’intérêt de la figure de Sarah est tout dans sa capacité à ne jamais s’éloigner de la plus parfaite normalité : son défi est celui de réussir à nous convaincre que certains excès ne sont point des pathologies, mais des réalités de la condition humaine. Et cela jusqu’au geste extrême qui va clore l’histoire du film — même si c’est peut-être sur la scène de théâtre que Sarah et ses compagnons touchent leurs limites, en s’essayant à exprimer les plus fortes angoisses dont ils sont capables. À ce propos, nous ne pouvons que nous ajouter à la nombreuse liste des admirateurs de la performance exceptionnelle de la jeune actrice Loane Balthasar, déjà gagnante à Saarbrücken du Prix Max Ophüls 2018 comme meilleure actrice.

Si l’on regarde du côté du montage et de la dramaturgie de Sarah joue un loup-garou, on pourrait dire que l’histoire semble souvent hésiter sur des chemins qui se perdent. Spatialement aussi, il y a une incertitude entre la maison de famille, la salle de théâtre, l’espace public, la nature, comme encore entre le jour et la nuit. C’est le prix à payer pour que la figure de Sarah ne tombe pas dans une ligne narrative univoque : Katharina Wyss assume la cohérence de son propos complexe en influençant ainsi la forme du film elle-même. En tout cas, les éventuelles hésitations dramaturgiques constituent des ouvertures qui contrastent et balancent parfaitement les pulsions tragiques qui dominent toute l’histoire.

C’est justement le côté tragique que ce film veut faire émerger au sein du récit de l’émancipation typique de l’adolescence. Adolescence signifie aussi délire du fanatisme idéologique, lequel rejoint une plénitude de soi qui veut s’arracher au paternalisme de la famille, à tous les paternalismes. Le paternalisme est peut-être une des thématiques les plus décisives de Sarah joue un loup-garou — une thématique qui semble se développer également dans une critique de la société, et donc se relier à la géographie humaine de Fribourg, peut-être de la Suisse entière. Car le paternalisme au sens littéral, celui du père de Sarah, se présente sous une forme fort originale : homme de culture et de succès, parent affectionné et manipulateur en même temps, ce père incarne la perversité d’une certaine libéralité éducative. En anticipant toute rébellion, jusqu’à la légitimer, voire la stimuler, il déploie un puissant mécanisme d’anesthésie du parricide, qui mène l’adolescente en quête d’émancipation tout droit au désespoir. Il ne s’agit que d’une interprétation, qui me semble pourtant particulièrement pertinente par rapport à l’histoire racontée dans ce film, et qui ajoute une pièce à la richesse du travail de Katharina Wyss. Pour revenir à nos références classiques, on pourrait dire que si Bataille avait eu Wagner pour père, il aurait bien pu devenir Schnitzler…

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Sarah joue un loup-garou | Film | Katharina Wyss | CH-DE 2017 | 86’ | Zurich Film Festival 2017, Solothurner Filmtage 2018, FIFF 2018

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First published: February 08, 2018