Jorge Cadena | Sœurs Jarariju

Sur les défis et les enjeux politiques de la communauté Wayuu en Colombie, comme également sur la tentative de décoloniser non seulement l’objet du regard, mais le regard lui-même — c’est-à-dire le langage cinématographique lui-même —, Jorge Cadena s’exprime dans la discussion que Filmexplorer a pu enregistrer après la projection de son « Sœurs Jarariju » dans le cadre du festival Filmar en America Latina à Genève en novembre 2019.

Text: Giuseppe Di Salvatore | Audio/Video: Ruth Baettig

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Viviana et Yandris sont deux adolescentes de l’ethnie Wayuu au nord de la Colombie. Les deux sœurs risquent de se séparer car seule l’une d’entre elles semble être capable de réaliser leur rêve d’abandonner la communauté où elles doivent se préparer, selon la tradition, à être « données » en mariage. Elles incarnent le dilemme entre tradition et émancipation à l’intérieur d’une communauté où cette alternative est présentée de façon tout sauf univoque. D’un côté, la dimension documentaire du film de Jorge Cadena, colombien lui-même, embrasse le besoin d’une cinématographie respectueuse des traditions mais prête leurs côtés inconfortables : attraction et répulsion se mélangent dans un regard qui évite l’exotisme voyeur ou le jugement, et leur préfère l’empathie. De l’autre côté, l’option de fuir la communauté Wayuu pour rejoindre la société « occidentalisée » présente immédiatement son ambivalence : à l’extérieur de la communauté il y aurait une promesse d’émancipation pour les jeunes femmes, mais également la présence menaçante d’une société qui, par l’exploitation violente de la terre, détruit toute possibilité d’une économie autre que celle de l’asservissement capitaliste. Les terres de la communauté filmée par Cadena souffrent, dans le corps et dans l’esprit, de la proximité d’une énorme mine de charbon, désormais propriété de trois multinationales, qui nous amènent jusqu’en Suisse…

Si cette double ambivalence, à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté Wayuu, est un trait fort original de l’écriture documentaire de Sœurs Jarariju, sa dramaturgie et la composition des éléments formels du film — cadre, photographie, son — révèlent toute la puissance artistique de ce jeune cinéaste. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître un excellent travail de montage ou des choix esthétiques forts, mais de souligner leur cohérence avec l’histoire racontée à l’écran et l’expérience que l’on fait dans la salle. En particulier, le choix de superposer les martèlements lointains de la mine et les bruits des espaces intimes des deux sœurs, pour ensuite les confondre dans la palette de bruits de vent et les tambours des cérémonies traditionnelles, crée un effet de continuité sonore (dont Philippe Ciompi est responsable) qui s’oppose à l’idée de deux mondes séparés, à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté, en exprimant plutôt la synthèse et le dilemme dont les sœurs — et nous-mêmes avec elles — faisons l’expérience. Ou encore : l’enchaînement d’amples paysages et de plans très grands (seulement) sur des parties des corps, en l’absence presque complète de plans intermédiaires, semble renvoyer à l’absence de l’individu comme unité de mesure (occidentale) et à un monde où les corps sont soit écrasés par une nature corrompue, soit dépossédés de toute indépendance vis-à-vis des liaisons communautaires. Et le montage non linéaire contribue à une réappropriation du temps de l’histoire, qui commence par, et se perd dans, le noir d’un futur très incertain, où rêve et réalité se mélangent parfaitement. Par ces solutions formelles, Jorge Cadena cherche à se laisser influencer par l’histoire qu’il raconte et par l’expérience que lui-même a pu faire de la communauté indigène, en intégrant ainsi la cosmologie Wayuu jusqu’à l’intérieur de son langage cinématographique.

 

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Sœurs Jarariju | Short Film | Jorge Cadena | CH 2019 | 21’ | Solothurner Filmtage 2019, Filmar en America Latina Genève 2019, Human Right Film Festival Zurich 2019

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First published: December 01, 2019