In die Sonne schauen

[…] Le traumatisme transhistorique des femmes… est porté par un cinéma élusif, fantomatique, aux désirs jamais satisfaits, et tout à la fois physique, sensuel, aux détails d’une efficacité aiguë et, pour cela, douloureux.

[…] Et c’est justement là qui se manifeste la dimension existentielle, dans ce frottement continu à la mort, pensée comme éclatement de la vie ou, mieux, du désir.

Sans compromis d’aucune sorte, Mascha Schilinski nous plonge dans un véritable voyage au sein de la subjectivité au cinéma. L’ouverture de In die Sonne schauen enchaîne presque sans interruption une série de scènes où les protagonistes – presque tous féminins – regardent depuis les rideaux, portes entrefermées, les trous des portes. C’est ensuite à la caméra (Fabian Gamper), qui coïncide souvent au point de vue des protagonistes, d’assumer ce positionnement voyeur, où il est moins question d’image volée, mais plutôt d’image désirée. Cette image désirée s’avère être seulement une image, car une couche immanente d’interdictions contraint le réel à se réduire à une image, image enfermée dans l’intériorité des protagonistes, pendant que l’objet du désir, lui, s’échappe. La tension entre interdiction et désir constitue bien le moteur du récit, même si elle aboutit systématiquement à une frustration qui se traduit dans le repli des protagonistes en elles-mêmes. Leurs sentiments deviennent du ressenti, quelquefois du ressentiment. La subjectivité de cette histoire au féminin se trouve dans l’intériorité, dont le film scande toute la complexité à travers les images, non sans faire usage de ces images floues ou déformées qui, au cinéma, traduisent les souvenirs, les rêves, les imaginations, bref le cosmos de l’intériorité.

La bande sonore (Claudio Demel) contribue largement à la tridimensionnalité de ce cosmos de l’intériorité : elle n’est pas qu’un accompagnement ou un contrepoint mais elle agit comme véritable articulation du paysage émotif des protagonistes. Du bruitage aux interventions musicales, le film tisse un discours sonore simplement impressionnant, autant hétérogène que précisément adhérent à la dramaturgie. Il intègre entièrement les dialogues, qui sont rares et agissent plutôt en tant que gestes – le vieil allemand des scènes du passé ou le langage approximatif d’enfants et adolescents aidant. L’intervention sporadique des voix off, par contre, est explicative, mais reste dans un cadre lointain, qui est celui de la mémoire. Les voix off sont pour nous l’occasion de remarquer la pluralité des points de vue subjectifs. En effet, l’intériorité où le film se place se promène d’une protagoniste à l’autre (à souligner l’exceptionnalité du casting et les performances formidables des jeunes actrices), en exprimant ainsi l’un des aspects les plus marquants d’In die Sonne schauen, c’est-à-dire la circulation collective et transgénérationnelle de la subjectivité, de ses sentiments, de ses sensations, jusqu’à constituer une seule identité familiale aux multiples visages.

Six ou sept générations de femmes s’alternent, dans une suite qui n’est pas strictement chronologique, au sein et autour d’une même ferme dans l’Altmark allemand, dont l’architecture est foyer et prison à la fois, et surtout lieu de sédimentation des histoires. Est-ce qu’on peut dire que le film de Mascha Schilinski adopte le registre épique ? Oui et non. Non, car le registre épique est souvent associé aux grands événements de l’histoire, événements « extérieurs » – il faut le souligner – tandis que le récit de ce film se déroule justement dans l’intériorité d’un lignage féminin et familial de plus d’un siècle. Eh oui, car plus que par son ampleur chronologique, le film gagne en grandeur à travers la variété de ses protagonistes aux destins entrecroisés. Elles expriment et reflètent, certes, la grande histoire à différents moments, lesquels se révèlent pourtant être les variations d’un seul thème, constant, celui de l’oppression de la femme – oppression matérielle puis surtout psychologique – et de sa tentative d’émancipation – tentative autant entêtée que désespérée. La force de ce récit au montage vertigineux (Evelyn Rack) qui demeure toujours lisible malgré l’entrelacs des temporalités, réside dans l’intégration des aspects matériels et psychologiques du thème de fond au sein d’une dimension existentielle (très bienvenue dans un cinéma contemporain qui en manque dramatiquement). Le traumatisme transhistorique des femmes se retrouve ainsi à la fois transcendé et pleinement réalisé : comme la douleur fantôme de l’oncle Fritz – métaphore absolument centrale du film – ce traumatisme est fait de l’absence du corps et de la présence de la douleur. Il est porté par un cinéma élusif, fantomatique, aux désirs jamais satisfaits, et tout à la fois physique, sensuel, aux détails d’une efficacité aiguë et, pour cela, douloureux. Plus qu’au registre épique, alors, ce serait plutôt au réalisme magique que le style d’In die Sonne schauen ferait penser.

Plus précisément, le thème de l’oppression, du traumatisme et de l’émancipation, trouve son moment de transcendance dans une fuite en avant que plusieurs protagonistes incarnent à travers l’auto-disparition : se brûler, se noyer, se laisser tomber, s’envoler, ce sont des variations de ce regard tout droit dans le soleil (in die Sonne schauen – ou ce geste de tomber, dans le titre anglais, Sound of Falling), un regard qui fait éclater l’image. Et c’est justement là qui se manifeste la dimension existentielle, dans ce frottement continu à la mort, pensée comme éclatement de la vie ou, mieux, du désir. La mort est au désir ce que le soleil est à la lumière. Pendant tout le film et avec toute la fraîcheur des questions enfantines, la mort est interrogée, espionnée, côtoyée, observée, essayée, embrassée. Omniprésente, elle rend les images plus intenses, concentrées, ultimes.

En regardant de plus près, la mort se relie de façon assez spécifique à l’image et à son questionnement. Avec ce film, Mascha Schilinski revient sur un thème ancien, voire fondateur, du cinéma lui-même : l’image photographique comme image de la mort, que le cinéma aurait la tâche de réanimer. Or, In die Sonne schauen enquête sur le mouvement opposé à celui qui passe de la photographie au cinéma, de la mort à la réanimation : la tentation du cinéma de se glisser, ou de s’engouffrer, dans la photographie. Ceci n’est rien d’autre que la tentation du cinéma de s’adonner à la sensualité de son image, de rechercher la beauté contemplative de la peinture. La scène où la petite Alma – qui veut dire « âme », donc la force de réanimation du cinéma lui-même ? – veut « essayer la mort » en recréant l’image photographique de la mort de son alter ego, sa sœur homonyme décédée avant sa naissance et à son âge, représente à cet égard la synthèse parfaite d’un désir frustré et transcendé dans la mort, si centrale dans ce film. Cette scène exprime alors le cinéma hypnotisé par sa propre racine photographique, le cinéma englouti dans sa propre image. L’image en mouvement d’Alma qui retient son souffle pour se sentir morte est cadrée exactement comme la photographie sur le buffet de famille : le cinéma se fait photographie, cette forme de la mort qui s’appelle souvenir.

Mais peu après, l’image en mouvement se met à chercher dans la photographie qu’Alma met en scène, à chercher l’image dans l’image, comme si elle voulait la toucher. Et alors le zoom égrène progressivement l’image, qui se défait, éclate. Alma devient fantôme, comme le fantôme de sa mère qui apparaît dans la photographie originelle, et plus tard celui d’Angelika qui apparaît dans une autre photographie de famille. Toutes deux bougent, la photographie ne peut pas les retenir. Par le mouvement (de l’image en mouvement), la photographie elle-même est transcendée. Est-ce que ce regard dans le soleil serait finalement la mort de la mort ? Le véritable moment d’émancipation des protagonistes ? Une forme de résurrection ? Avec ce film, In die Sonne schauen, tout en regardant droit dans le soleil, droit dans la mort de l’image photographique et dans son éclatement, on peut enfin dire, littéralement : vive le cinéma !

Watch

Screenings in Swiss cinema theatres 

Info

In die Sonne schauen | Film | Mascha Schilinski | DE 2025 | 155’ | CH-Distribution : Cineworx

More Info 

First published: October 09, 2025