Il mio corpo

[…] Le rythme du film est orchestré par des plans longs, voire des plans-séquences, qui confèrent au récit son assise dans la tradition du cinéma direct.

[…] Ces vraies personnes, le cinéaste les a développées en personnages à la suite d’un casting de longue haleine et de beaucoup de temps passé en leur compagnie, soit plus de six mois, dont deux et demi de tournage.

[…] Il revient au cinéma du réel d’inventer cette zone, ce territoire d’expression, fertile sous l’influence des gestes du documentaire et de ceux de la fiction.

JEAN PERRET

Deux hommes en fuite

Comment donc raconter des histoires éparses, diffractées, séparées par la force des cultures, des économies et des idéologies, alors qu’elles ont partie liée les unes avec les autres ? Par quelles voies narratives est-il possible de nouer en une vision commune les vies singulières de deux adolescents, Oscar et Roberto, 15 et 16 ans, et de leur père au sein d’une famille recomposée, et les destins déracinés de Stanley et Blessed, 19 et 20 ans, des migrants nigérians ? Nous sommes dans une région particulièrement austère de la Sicile. La famille italienne survit du recyclage de ferraille, aluminium, cuivre, laiton, trouvés en des décharges sauvages, comme l’Italie les voit se multiplier. Le travail est ardu, salissant, humiliant et soumis aux humeurs tyranniques d’un père alcoolique.

La vie de famille est observée de l’intérieur, en intimité ; on assiste au réveil qui révèle des couchages à même le sol et un petit déjeuner pour le moins frugal. Plus tard, une engueulade génère une atmosphère délétère… Mais les deux garçons, qui ne fréquentent pas d’école tout au cours du film, savent prendre du bon temps et s’évader pour un moment. Le style de Michele Pennetta se déploie plus avant par ces longs travellings qui suivent les frères faisant la course, lancés à pleine vitesse sur leurs bicyclettes. On aura alors en mémoire le plan séquence d’ouverture du film, image insistante suivant une camionnette qui se rend sur un pont en surplomb d’un amas de déchets éparpillés sur un terrain pentu. La métaphore est puissante, qui témoigne de la fatalité que représente la route à suivre vers le lieu de la survie économique. Ce déplacement horizontal est doublé par celui, vertical, qui voit les objets récupérés plus bas être hissés au bout d’une corde. En écho, plus tard, les garçons passent en contrebas d’une autoroute ; le plan en profondeur conforte le point de vue critique de Il mio corpo, en haut, la fluidité du trafic, au sol, un terrain vague nauséeux. Les garçons sont sédentarisés. Ils s’amusent dans une espèce d’entrepôt à ciel ouvert, un dépotoir où ils s’ingénient à rafistoler de bric et de broc des mobylettes. Dernier refuge, cette réserve clôturée est devenue un ruclon où s’amoncellent les signes tangibles d’une société consumériste en perdition.

Le rythme du film est orchestré par des plans longs, voire des plans-séquences, qui confèrent au récit son assise dans la tradition du cinéma direct. C’est en première instance dans ces espaces-temps que l’architecture du récit trouve son fondement. En alternance, sur un mode inspiré de la fiction, certaines séquences prennent leur sens dans le découpage et montage serrés, à même de rendre compte de la dynamique et de l’évolution de situations. Le champ-contrechamp donne au dialogue entre le père et Oscar, par exemple, une force saisissante, où l’on apprend que les jeunes ont dénoncé à la justice le père pour mauvais traitements.

La séquence inaugurale du repas de Stanley et son copain Blessed vit également d’un découpage de l’espace et du temps réglé au plus près. Ces deux Nigérians sont arrivés par la mer et ont demandé l’asile. Stanley a obtenu un permis de séjour de deux années, alors que Blessed verra ses attentes à nouveau déçues. Stanley est sous l’aile d’un curé qui lui trouve du travail. Homme à tout faire à l’église, vendangeur, berger. Quelques scènes marquent la complicité des deux amis contraints dans une même fatalité de pauvreté et d’exploitation. La scène de leur repas donc, fait d’un seul poisson, mais cuisiné à la mode africaine — le banku ! — est magnifique, car drôle et enlevée à la manière d’une comédie, sombre certes, mais alerte. Leurs dialogues dans le film sont instructifs, spontanés et rendent compte d’une forme lancinante de désespérance et de résilience tout à la fois. Ils vont se baigner dans la mer, dansent dans un modeste club, restent seuls, en marge.

Ces vraies personnes, le cinéaste les a développées en personnages à la suite d’un casting de longue haleine et de beaucoup de temps passé en leur compagnie, soit plus de six mois, dont deux et demi de tournage. À eux de jouer juste leur propre rôle, d’être au plus près d’eux-mêmes, au sein d’une mécanique narrative subtile. Ne partageaient-ils pas un même destin du lumpenproletariat dans l’ignorance des unes et des autres ?

L’arc narratif du film est particulièrement bien tendu, et à près de 60 minutes amorce son dernier grand virage, qui commence par un plan large qui accueille longuement dans un paysage desséché, de droite à gauche, un troupeau de moutons. Plan fixe permettant une évasion de la pensée. Le cadre, la profondeur de champ, la lumière confèrent à l’image une tenue remarquable, propre à l’ensemble du film. À la caméra, ancien assistant de Vittorio Storaro, Paolo Ferrari, un homme « jamais en retard » dont l’expérience permettait d’être pour l’essentiel toujours en prise directe avec les moments. Point de reprise ni de répétitions possibles au tournage de Il mio corpo. Mais le récit développe ses propres exigences. Non qu’il faille plier les situations et les personnages à une logique qui irait à l’encontre de leurs vérités. Il revient au cinéma du réel d’inventer cette zone, ce territoire d’expression, fertile sous l’influence des gestes du documentaire et de ceux de la fiction.

Le récit se concentre sur Stanley et Oscar, mettant en perspective la solitude et le silence intérieur de ces deux hommes en fuite. « Le silence sculpte les visages, l’abondance de paroles les masque. », écrit Pierre Albert Jourdan (in Les sandales de paille). Plus de paroles prononcées par Stanley (sinon deux ou trois avec le berger qu’il accompagne) et par Oscar, qui s’est volontairement perdu dans la nature. C’est Stanley qui le rencontre la nuit au bout de sa lampe de poche. Cette rencontre improbable devait avoir lieu, selon la volonté de Michele Pennetta, suivant en cela la dynamique organique de son récit. Dans ce désert de l’humanité, ces deux êtres se rencontrent. C’est l’essentiel, sans effusions ni explications.

Gianfranco Rosi concluait Fuocoammare par la présence d’un petit jeune homme solitaire feignant de tirer à l’arme à feu sur des ennemis invisibles. À l’allégorie guerrière, Michele Pennetta préfère celle d’une conciliation fraternelle. Stanley offre son lit de camp installé dans une ruine en rase campagne et Oscar, recru de fatigue, s’y abandonne au sommeil. Quelle impressionnante décision que de fictionnaliser la fin du film en nouant ainsi le destin des deux protagonistes ! Un coup de scénario du réel ! La foi humaniste du réalisateur est à l’œuvre, à l’aune d’un vœu politique naïf, certes, et néanmoins sensé, documenté et espéré. Le migrant africain vient en aide à son alter ego européen, fin de l’histoire.

Mais Michele Pennetta n’en reste pas là, il a résolument la dernière main sur le corps de son film, Il mio corpo, en donnant en partage en guise de ponctuation finale la dernière partie du Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi, le Quando corpus morietur, dans sa version pour chœur et orchestre. Cette partition sublime de 1736 évoque la décomposition du corps et la rédemption de l’âme au paradis, ponctuée d’Amen. Portées par le chant sacré, les dernières images du film, les mêmes que celle du début, mais à l’aube, suivent la camionnette des chercheurs de ferraille partis à l’horizon de leur dénuement.

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GIUSEPPE DI SALVATORE

Un montage magnifique construit le récit, le positionnement toujours pensé de la caméra sculpte le récit. Si Il mio corpo s’apparente au « cinéma du réel », alors il parle d’un réel bien particulier, récité, car la mise en scène se rend presque toujours visible en prenant le réel par la main. Jusqu’à l’amener dans l’irréalité de personnages complètement isolés du (et dans le) contexte social, en réalité si présent et envahissant dans le sud de l’Italie. Par l’usage quelquefois trop cliché de la fiction, Il mio corpo retrouve sa force en tant que récit qui documente (ou interprète) plutôt la réalité intérieure, l’âme de ses deux protagonistes, et seulement à travers leurs subjectivités, très indirectement donc, la réalité qui les entoure. 

EMILIEN GÜR

Il mio corpo est une rencontre manquée avec le réel. Sa beauté se paie par un double effacement : celui de la subjectivité des personnages et du cinéaste. Celui-là accompagne ceux-ci, se fond dans les aléas de leurs vies à la fois tragiques et minuscules. Très vite, il s’oublie dans sa posture de narrateur-témoin pour devenir un observateur sans chair ni visage. Il ne dit rien de lui et n’énonce rien sur eux. Personnages abstraits, statiques ; pions déplacés sur la trajectoire du récit. Le seul protagoniste auquel le film parvient à donner corps est la lumière. Lumière vive, parfois violente d’un été sicilien. Lumière qui tantôt brûle, tantôt caresse la peau. Lumière qui vient donner un peu d’éclat à une écriture engourdie par ses poncifs.  

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Il mio corpo | Film | Michele Pennetta | CH-IT 2020 | 80’ | Visions du Réel 2020, Solothurner Filmtage 2021

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First published: April 28, 2020