I Do Not Care If We Go Down in History as Barbarians

[…] Cette variété souvent contradictoire des différentes voix du populisme contemporain est soulignée cinématographiquement par la prédominance des scènes collectives — dans lesquelles Jude fait preuve d’une grande virtuosité.

[…] Avec cette distance qui n’est rien d’autre que distance critique, la complexité de l’histoire sera entendue dans un sens bien précis, celui qui permet de défendre l’idée de vérité historique, contre toute complexité qui se dissout dans la confusion sous les coups d’un relativisme indiscriminé.

Après deux admirables fresques historiques, Aferim (2015) et Inimi cicatrizate (Scarred Hearts, 2016 — et son plus modeste documentaire Tara moartă The Dead Nation, 2017), Radu Jude tourne son attention vers le métier d’historien et implique ainsi plus directement le présent — auquel il s’est en tout cas toujours référé, quoiqu’indirectement. C’est le présent de l’écriture de l’histoire, de sa transmission, de sa perception effective dans l’opinion publique, donc de sa manipulation politique. Un spectacle théâtral populaire, dans l’espace public et financé par l’État, offre l’occasion de coaguler tous ces aspects autour d’une pratique fort en vogue aujourd’hui, le re-enactment d’événements historiques particuliers.

L’événement en question est le front de l’est, entre 1941 et 1942, quand les troupes roumaines alliées aux nazis, sous les ordres du Maréchal Ion Antonescu, ont perpétré le massacre d’Odessa en tuant systématiquement plus de 100 000 Juifs et Roms — entre 280 000 et 380 000 Juifs sont exécutés sous le gouvernement d’Antonescu selon la Commission Wiesel. « Peu m’importe que nous passions à l’Histoire en tant que barbares », ce sont les mots d’Antonescu lui-même, prononcés à l’été 1941 dans le contexte d’un discours qui a défendu et initié l’Holocauste roumain. Et la tâche de la metteuse en scène Mariana Marin (une excellente Ioana Iacob) est de reconstituer les événements à travers un spectacle public qui a au moins pour objectif d’informer la population, cette dernière semblant ne pas admettre les fautes du passé et faire porter toute la responsabilité aux nazis. Les résistances au projet de Mariana proviennent des autorités mais également des gens communs — ici représentés par les figurants — lesquels se retrouvent réunis par un orgueil nationaliste et négationniste.

Cette variété souvent contradictoire des différentes voix du populisme contemporain est soulignée cinématographiquement par la prédominance des scènes collectives — dans lesquelles Jude fait preuve d’une grande virtuosité. Quand Mariana se trouve parmi ses amis comme dans les scènes de répétition, la caméra utilise rarement les gros plans et privilégie plutôt des cadrages amples qui embrassent toute une multitude de personnes. C’est la discussion plurielle, souvent désorganisée et cacophonique, qui est mise en avant, un tourbillon d’opinions qui donne d’autant plus une sensation de confusion que le tempo demeure toujours pressant. Pourtant, les dialogues, réalisés en collaboration avec Florin Lazarescu, sont d’une grande précision, et savent parfaitement incarner les positions opiniâtres de « l’homme de la rue » comme également les arguments subtils des historiens voire des philosophes de l’histoire. Encore une fois, si ce n’est par la présence d’une pluralité de personnes à l’écran, c’est par la pluralité des paroles que nous renforçons notre sensation de confusion.

Mais il s’agit bien seulement d’une sensation, car Mariana Marin réussit (presque) toujours à vaincre les mille batailles auxquelles elle est constamment confrontée pour défendre son projet. Particulièrement efficaces sont les moments où elle se trouve en tête-à-tête avec deux hommes, son amant conformiste et irresponsable (Ion Rizea) et le fonctionnaire responsable du déroulement du projet, Movilă (un extraordinaire Alexandru Dabija) — et remarquons qu’ici Jude est également capable de saisir avec finesse les attitudes machistes qui connotent les rapports avec Mariana. Or, juste au milieu du film, dans un long et passionnant échange du tac au tac entre Mariana et Movilă, se nouent tous les arguments qui concernent le métier d’historien et la question de la vérité historique. Movilă utilise toute la rhétorique imaginable pour faire glisser Mariana dans les sophismes d’un relativisme nihiliste et ainsi manipuler le projet : il ne s’agit pas seulement pour lui de savoir censurer avec le sourire, mais de déformer le projet jusqu’à l’instrumentaliser pour des objectifs directement opposés à celui-ci. Certes, nous menons avec Mariana cette bataille de parole qu’on dirait épique, aussi parce qu’elle sait mobiliser même des grandes instances de l’épistémologie, de Ludwig Wittgenstein à Saul Kripke. Mais malgré ses objectifs ouvertement manipulateurs, certains des arguments de Movilă pourront bien faire brèche, lentement, chez nous — comme celui de la préférence de l’Holocauste sur d’autres massacres et génocides injustement méconnus par les historiens. À ce propos, il me semble que Radu Jude veut bien tisser, aussi, une ligne autocritique concernant Mariana, vu qu’elle est explicitement représentée selon les stigmates du bourgeois intellectuel, gâté, individualiste, un peu carriériste. Est-ce qu’au fond Mariana ne serait pas elle-même victime d’un conformisme de la critique ? La confusion qui règne ne fait que souligner le caractère suspect de son obstination…

Si Îmi este indiferent dacă în istorie vom intra ca barbari est un film de complexité et finesse, son final semble mettre un terme à toutes nos hésitations concernant le sujet délicat de la reconstruction historique. La mise en scène au milieu de Bucarest du re-enactment du massacre est introduite par le discours d’une politicienne qui insiste sur l’orgueil national, puis soulève les applaudissements du public pour l’apparition de l’armée roumaine, mais aussi de l’armée nazie et, surtout, pour l’allocution d’Antonescu contre les Juifs ! La successive consternation du public face au massacre rien n’enlève aux précédentes incitations… Mala tempora, pourrions-nous nous exclamer — des temps qui semblent nous obliger à ne plus rien considérer comme donné, à nous méfier d’une représentation trop complexe de la réalité, à cause de l’incompréhension et de la manipulation faciles auxquelles elle s’expose.

Mais finalement non : d’un côté, ce film peut être interprété comme une critique d’un travail historique qui va au-delà d’une reconstruction pour se pousser jusqu’à la reconstitution et au re-enactment — et la critique peut s’étendre également aux musées orientés vers une telle reconstitution, vu que le film s’ouvre dans un musée militaire qui apparaît comme une sorte de parc d’attractions… De l’autre, il demeure pourtant un hymne à la nécessaire complexité de l’histoire. Cette complexité passe aussi par le choix de tourner en 16 mm (sauf pour la scène du re-enactement lui-même, en vidéo), qui semble vouloir brouiller les cartes des distinctions chronologiques et en même temps conférer un effet de distance : il s’agit d’une distance qui s’allie bien avec la distance entre caméra et personnages, qui ne nous sont jamais « imposés » à l’écran par des gros plans. Avec cette distance qui n’est rien d’autre que distance critique, la complexité de l’histoire sera entendue dans un sens bien précis, celui qui permet de défendre l’idée de vérité historique, contre toute complexité qui se dissout dans la confusion sous les coups d’un relativisme indiscriminé. La bataille conceptuelle et culturelle autour de la vérité historique devient aujourd’hui le sujet capital de l’agenda politique et trouve dans ce film une dramatisation efficace, riche et nuancée.

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Screenings in February and March 2024 at Stadtkino Basel, Filmpodium Zürich and Kino Rex Bern

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Îmi este indiferent dacă în istorie vom intra ca barbari – I Do Not Care If We Go Down in History as Barbarians | Film | Radu Jude | ROM-DE-BG-FR-CZ 2018 | 140’ | Bildrausch Filmfest Basel 2019

Special Mention at Bildrausch Filmfest Basel 2019

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First published: June 25, 2019