Hotel Jugoslavija

[…] La confrontation passionnelle avec ce bâtiment chargé de symboles tourne à l'apologie explicite des valeurs socialistes de la Yougoslavie disparue, donnant ainsi au film une tonalité mélancolique que partagent surtout les générations plus anciennes de Belgrade.

[…] Sans nous donner d'indications précises sur son architecture et son emplacement, Wagnières sait exprimer par la caméra toute l'essence du bâtiment, où les murs physiques - dans le triomphe de visibilité qui leur est conféré par l'état de ruine - exhibent les blessures de l'Histoire.

20 mars 2018, Cinéma CityClub, Pully : la discussion avec Nicolas Wagnières après la projection de son film Hotel Jugoslavija s’enflamme, plusieurs personnes ne reconnaissent pas “leur” Serbie, “leur” Belgrade, tandis que d’autres sont émus aux larmes par le travail documentaire qui plonge dans le passé et dans le présent de leur pays. En effet, l’Hotel Jugoslavija, par sa gloire (« le plus grand hôtel des Balkans » – entend-on plusieurs fois pendant le film), ses péripéties et sa décadence, exprime parfaitement le destin d’une région dont l’identité a changé plusieurs fois et est encore aujourd’hui objet de débat. La complexité du matériau historique présenté par Wagnières reflète la complexité d’une identité personnelle qui a du mal à se définir car se dire mi-suisse mi-serbe, pour lui, signifierait dénier une identité yougoslave héritée de sa mère. La confrontation passionnelle avec ce bâtiment chargé de symboles tourne à l’apologie explicite des valeurs socialistes de la Yougoslavie disparue, donnant ainsi au film une tonalité mélancolique que partagent surtout les générations plus anciennes de Belgrade — d’ailleurs les seules à être prise en compte dans le documentaire…

L’artiste lausannois est certainement animé par une sincère indignation face à la violence du capitalisme néo-libéral qui s’est approprié la démocratisation de la Serbie en y détruisant les valeurs collectives et la mémoire historique ; mais il finit ainsi par défendre, avec les valeurs socialistes, les dictatures de Tito et du premier Milošević, dont la critique reste assez mitigée dans le film. Il s’agit d’une “erreur” — selon moi — typique des intellectuels occidentaux (dont le premier fut peut-être Peter Handke), mais également serbes en ce moment (je renvoie à notre discussion du film The Other Side of Everything de Mila Turajlić), qui ne savent pas décliner leur anticapitalisme autrement que dans un socialisme prêt à sacrifier la démocratie. Oui, la Belgrade jeune, fêtarde, créative, est peut-être le reflet de l’anéantissement des valeurs collectives et de la colonisation d’un marché capitaliste ; mais nier toute confrontation avec cette réalité — comme semble le faire Nicolas Wagnières — pour faire l’apologie de la gloire de l’Hotel Jugoslavija d’antan apparaît finalement plus comme un hommage à l’héritage moral de sa mère que comme une véritable étude sur le genius loci de l’Hotel Jugoslavija lui-même.

Cela dit, le film mérite plus d’une louange par rapport à sa forme. Sans nous donner d’indications précises sur son architecture et son emplacement, Wagnières sait exprimer par la caméra toute l’essence du bâtiment, où les murs physiques — dans le triomphe de visibilité qui leur est conféré par l’état de ruine — exhibent les blessures de l’Histoire. Ainsi, le réalisateur opère un véritable travail d’archéologie, où la reconstruction du passé ne passe pas seulement par l’usage d’images d’archive, mais aussi par l’excellent travail sur le son, qui donne une efficace tonalité émotive au récit filmique.

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Hotel Jugoslavija | Film | Nicolas Wagnières | CH-SRB-MNE 2017 | 78’

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First published: March 27, 2018