Gerda

[…] «Gerda» est l’endroit d’un vertige, la tentative d’une matérialisation d’un autre monde dans le monde : l’au-delà libérateur où seules les âmes qui se souviennent pourraient échapper à leur condition d’immanence pour contempler la réalité des choses.

Here below the Café critique, during the Locarno Film Festival, about Natalya Kudryashova’s «Gerda» : a podcast production by Jeannette Wolf with Ruth Baettig, Cassiane Pfund, and Jean Perret.

Podcast

Café Critique

Discussion about «Gerda» by Natalya Kurdryashova with Cassiane Pfund, Jean Perret, Ruth Baettig | Concept & Editing: Jeannette Wolf

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Un dancing rouge.
Des barres d’immeubles glacées.
Des intérieurs vétustes aux tapisseries fleuries.
Des ruelles grises.
Des étendues de forêt.
Une succession de tableaux hyperréalistes en clair-obscur : brutalité, froideur quelquefois, et surtout, inquiétude. Sans oublier la mélancolie. En filigrane, les restes d’une humanité piétinée demeurent, conférant à l’ensemble une teinte sinon existentialiste, existentielle. 

Gerda est l’endroit d’un vertige, la tentative d’une matérialisation d’un autre monde dans le monde : l’au-delà libérateur où seules les âmes qui se souviennent pourraient échapper à leur condition d’immanence pour contempler la réalité des choses. Une lecture manichéenne et binaire n’a pas sa place ici : toute tentative de simplification, bien que séduisante, échoue. En soulignant par petites touches l’intrication de différentes strates au sein d’une même société, la réalisatrice Natalya Kudryashova apporte une pluralité de perspectives. S’il est vrai que les hommes, dépeints violents et alcooliques, jouent un rôle crucial vis-à-vis de la perpétuation d’une forme de violence, cette dernière, visible, semble pourtant n’être que la manifestation symptomatique d’une gangrène sous-jacente plus insidieuse parce que diffuse. Ainsi la désignation classique, néanmoins illusoire, d’un parfait coupable est déjouée, non pour déresponsabiliser les personnages, mais pour rendre compte d’une précarité systémique. À cet égard, un paradoxe survient. Au système, l’on semble opposer les individus : ce ne sont pas les individus, c’est le système. Or, si un système est lui-même composé d’individus, comment et sous quelle forme le changement peut-il espérer advenir ? En ce sens, l’immersion auprès de la population dévoile des quotidiens résignés où le bonheur devient une donnée statistique. La sobriété engagée au sein d’une telle représentation, en préférant la suggestion à la spectacularisation, permet d’esquiver tout misérabilisme. Néanmoins, le malaise produit n’en est que renforcé, tout espoir étant étouffé par une insaisissable fatalité.

Le personnage de Gerda, brillamment interprété par Anastasya Krasovskaya – récompensée par le prix de la meilleure actrice en compétition internationale pour ce rôle – offre la perspective d’une échappatoire relative au prix d’une profonde souffrance : l’expérience est-elle la seule manière de parvenir à un dépassement, sinon à une acceptation de la condition humaine ? L’intérêt de la proposition ne se situe ni nécessairement au sein même de la narration, quelquefois décousue, ni dans la figuration de l’âme, symboliste et sans doute un peu kitsch, mais plutôt dans le regard posé sur les réalités représentées. La question du gaze est ici centrale : la pudeur requise, loin de générer une censure, invite au contraire à considérer l’humanité des personnages. De tous les personnages. La pénombre, de même que la focalisation, n’enferment pas entièrement ces derniers dans leur rôle, mais contribuent plutôt, en invoquant leur complexité, à déployer des espaces où la dignité affleure. Dès lors, l’on assiste à une désescalade salvatrice : en choisissant de ne pas objectifier les corps, Gerda évite le piège de la surenchère voyeuriste relative à la prostitution ou aux scènes de viols. En réinvestissant le lieu d’une possible agentivité, bien que fragile, Gerda trouve ici l’espace pour faire évoluer sa condition de victime et se réapproprier, peut-être, ses désirs. 

Ce film invite à considérer, sans condamnation irrévocable, mais plutôt avec compassion, les mouvements vitaux mystérieux qui habitent les êtres humains. Si la critique de Natalya Kudryashova à l’égard de la société russe n’en est pas affaiblie, elle parvient à proposer un regard singulier et sensible qui, malgré une évidente noirceur, dresse, avec une composante presque documentaire, un portrait de la Russie contemporaine. 

(in collaboration with the Locarno Critics Academy)

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Gerda | Film | Natalya Kudryashova | RUS 2021 | 111’ | Locarno Film Festival 2021, International Competition

Best Actress Award (Anastasya Krasovskaya) at the Locarno Film Festival 2021

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First published: August 19, 2021