Follow the Water
La salle obscure du cinéma, l’espace d’exposition : le film de Pauline Julier se présente en deux versions qu’Emilien Gür et Giuseppe Di Salvatore discutent, en prolongeant le geste de construction et fragmentation de l’écran opéré par l’artiste génevoise.
Text: Giuseppe Di Salvatore, Emilien Gür
Un ami m’a écrit un beau texte sur la version installative de Follow the Water de Pauline Julier et Clément Postec. Et Filmexplorer attendra l’occasion de voir les trois écrans de leur travail dialoguer dans une espace d’exposition suisse avant de publier ce texte. Pour le moment, je ferai écho aux mots de l’ami écrivain en écrivant sur la version cinéma que j’ai vu aux Journées de Soleure 2024 – et qui a été déjà présentée au festival Visions du Réel à Nyon en 2023. Il s’agit en effet d’un film qui fait lui-même écho à la version installative puisque le grand écran de la salle obscure est constamment partagé en trois images qui renvoient à un espace de projection multiple, ou bien décrivent un espace en forme de train d’images. Ce train constitue parfois une seule image dont on devine quand même les deux coupures majeures, en donnant à l’espace filmé la qualité d’espace manipulé. Moment fondamental, à mes yeux, de l’expérience de Follow the Water, car dans ce film il est souvent question de paysage, et plus précisément du paysage en tant que continuité impossible. Le constat-dénonciation du travail de recherche de Julier-Postec est celui d’un paysage où nous ne nous trouvons plus dedans, parti d’un élément infini qui, comme l’horizon, échappe à toute manipulation et compréhension. On a beau apprécier la beauté des paysages de Follow the Water, leur sens est dans leur incapacité de nous échapper : l’image cinéma, coupée, construite, composée, devient le symptôme d’un assujettissement des paysages qui exprime l’anthropisation violente propre à l’approche extractiviste dont notre époque vit le paroxysme. La haute définition et le rayonnement global, jusqu’à Mars, de l’imagerie cinéma auxquels nous sommes confrontés constituent alors des symptômes ultérieurs de l’extractivisme, car ils sont supportés – à travers les caméras, les ordinateurs et les avions qui « font » ce film – par ces minéraux précieux, lithium en tête, dont l’extraction est dénoncée par le film lui-même. L’image sombre – une sorte d’alternative black background – où une activiste indigène chilienne parle de sa lutte pour défendre l’écosystème hydrique essentiel à la vie des peuples indigènes devient alors la trace d’une beauté iconoclaste que Follow the Water met à la fois à l’écart et suggère. Si l’on suit l’eau et sa vie, on prendra certainement conscience de l’interconnexion globale des violences humaines ; est-ce qu’on trouvera également un beau paysage au cinéma ?
Giuseppe Di Salvatore
*
Le cinéma, c’est quoi ?
Je ne sais pas, personne ne sait.
Ça se trouve où ?
Dans les salles obscures. Parfois ailleurs. C’est une question de chance. Ma dernière expérience de cinéma, c’était à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne. On y présentait Follow The Water de Pauline Julier : du pur cinéma, pur comme de la coke.
La coke, c’est passé de mode.
Tu as raison, c’est un gadget des eighties, les grandes années du recyclage postmoderne qu’on remet actuellement au goût du jour, de la poudre (blanche) balancée aux yeux du public non pour cacher (on n’en est plus là), mais farder le vide. Le résultat : des films qui passent à côté du monde.
Farder le vide, c’est-à-dire embaumer le réel ?
On en reparlera quand tu auras lu Bazin.
Et le cinéma de Pauline Julier, il décrit quelle trajectoire autour du monde ?
Il en prend soin. Il l’éclaire poétiquement. Il nous en parle comme si c’était une entité lointaine, dont on ne connaîtrait rien, et requiert pour cela notre présence la plus totale à ce qui est projeté sur l’écran. C’est à la fois intime et cosmique, une sorte de communion méditative avec les images. Tu vois ce que je veux dire ?
Non.
Il murmure quelques secrets universels dans le creux de nos oreilles de spectateurs, le cul posé sur un banc au fin fond des ténèbres.
Comme tu es vulgaire.
Je vais te le dire autrement : il nous donne le réel en partage.
Explique.
Imagine-toi le salar d’Atacama.
Comme chez Patricio Guzmán ?
Comme chez Patricio Guzmán, la voix over en moins.
Je croyais que ça murmurait.
Ça murmure autrement, dans la langue des images.
Et puis quoi encore ?
Sur ce désert de sel, imagine-toi un peuple au savoir millénaire, une entreprise qui exploite du lithium sans vergogne et des astronautes qui s’entraînent à aller sur Mars. Tu vois le tableau ? Un salar où certains détruisent la vie tandis que d’autres cherchent à percer son mystère. Voilà pour le réel.
Et le partage ?
Imagine-toi trois écrans.
Comme chez Abel Gance ?
Tu es trop jeune pour savoir de quoi tu parles.
Vieux con.
Sur ces trois écrans s’entremêlent, par la grâce du montage, le salar, son peuple millénaire, l’exploitation de lithium et les astronautes.
Le montage, c’est le partage ?
Tu es moins bête que tu en as l’air.
Merci pour le compliment.
Une dernière chose encore.
Quoi ?
Le montage se passe aussi au sein de l’image.
Est-ce le secret du cinéma pur ?
Le cinéma est impur.
Tu cherches délibérément à te contredire ?
Le cinéma est contradiction : il nous donne le monde quand nous n’y sommes pas.
C’est beau quand tu cites Daney.
Je sais.
Emilien Gür
Info
Follow the Water | Film | Exhibition | Pauline Julier, Clément Postec | CH 2023 | 51’ | Visions du Réel Nyon 2023, Solothurner Filmtage 2024, Aargauer Kunsthaus Aarau
First published: July 04, 2024