Fiancées

[…] La cinéaste montre comment les fiançailles mettent en jeu non seulement le rapport de soi à soi, mais également, peut-être plus que tout, de soi aux autres, à travers la fameuse question du « qu’en-dira-t-on ».

[…] Un ultime gros plan capte la résignation du personnage, qui constate que les deux femmes ne se rangeront pas à ses vues. Cette scène, qui donne à voir l’affirmation d’un sujet, est sans aucun doute la plus belle du film. Randa habite complètement l’image, qu’elle inonde de ses émotions.

Text: Emilien Gür

Deux pistes traversent Fiancées. La première se rapporte au geste de recherche de Julia Bünter, qui livre une sorte d’ethnographie des fiançailles dans Le Caire contemporain. La seconde est d’ordre esthétique et éthique. Elle a trait au geste créatif qui inspire la démarche de la cinéaste. La création est double : il y a d’abord celle d’une rencontre entre la réalisatrice et les fiancées, puis celle d’une œuvre qui redistribue les pôles de cette rencontre. Émerge alors la question qui hante depuis toujours le cinéma documentaire : le film valide-t-il ou met-il à mal la distinction entre filmeur et filmé.e.s ? La question est d’autant plus pressante que la rencontre a lieu en terrain postcolonial, où la forme d’identité Moi = Moi (analysée par Deleuze dans quelques-unes des pages les plus célèbres de L’image-temps) n’a pas cessé d’exercer son lot de violences et d’exactions. J’y reviendrai.

Ces deux pistes ont un dénominateur commun : le temps.

D’une part, il y a le temps dans lequel s’inscrit et d’où émerge tout processus social ; ici, le temps des fiançailles. Julia Bünter s’attache à décrire la matière de ce temps – soit ce qui le nourrit, lui donne forme, le fait advenir : attente, doutes, conflits, pression sociale, discours sur la sexualité, le mariage, la fertilité, le rôle des époux, etc. Comme l’indique le titre, la perspective adoptée est celle des fiancées. Le film documente la façon dont elles habitent l’espace de négociation que constitue le moment des fiançailles : négociation entre ce qu’elles veulent et ce qu’attendent les autres, autrement dit entre aspirations individuelles et société patriarcale. L’opposition, toutefois, est mobile. La cinéaste montre comment les fiançailles mettent en jeu non seulement le rapport de soi à soi, mais également, peut-être plus que tout, de soi aux autres, à travers la fameuse question du « qu’en-dira-t-on ». À cet égard, les quelques plans sur le trafic dans les rues du Caire qui ponctuent le film ne sont pas anodins. Alors que l’essentiel de Fiancées se déroule entre quatre murs, ils nous injectent soudain dans la vie publique. En cela, ils produisent un effet de contraste qui rappelle à quel point le sujet du film, soit la préparation (matérielle et psychologique) au mariage, relève de la sphère intime.

Toutefois, l’effet de sens va plus loin. Ces plans suggèrent aussi combien ce processus privé se construit dans un rapport évident au public. Se marier, c’est se ranger ; c’est, comme l’énonce une des protagonistes, échapper aux commérages des voisins, qui pourraient voir d’un mauvais œil ses rentrées tardives. Il s’agit plus que jamais de faire bonne figure, preuve à l’appui dans les séquences qui suivent la préparation méticuleuse d’une cérémonie de mariage, où rien n’est laissé au hasard, pas même le nombre de chocolats qui seront servis aux invités. La mise en scène n’est jamais bien loin : il s’agit d’orchestrer un changement de statut social, soit la transformation de « vierge adulte » soumise à la loi du père en épouse assujettie à celle du mari. La question se pose pour les jeunes femmes de savoir comment interpréter cette nouvelle fonction (au prix de quels compromis ?) : le travail est-il conciliable avec le rôle d’épouse ? Faut-il ou non utiliser des moyens de contraceptions lors des premières années de mariage ? Le film ne manque pas de scènes où ces interrogations sont débattues au sein de différentes institutions : le couple, la famille, la communauté religieuse, etc. Le temps des fiançailles apparaît donc comme celui de la négociation du passage d’un rôle à un autre : de mademoiselle à madame, comme l’énonce une banderole affichée dans le salon familial de l’une des fiancées.

D’autre part, il y a le temps d’une rencontre entre une cinéaste et des sujets, qui frappe par son asymétrie apparente. Julia Bünter montre comment les personnages évoluent au fil des ans : les fiancé.e.s finissent par se marier ou se séparer (c’est le cas de l’un des trois couples). En revanche, on ne saura rien de la manière dont la cinéaste a été affectée par le passage du temps — celui des fiançailles, du tournage, de la gestation du documentaire. Le dispositif du film nous le cache. Il faudra sortir de l’œuvre pour apprendre, au détour d’une interview sur JJTV, que la réalisatrice fut frappée par les parallèles entre la pression sociale vécue par les fiancées du Caire et celle qui s’exerce en Suisse. Pour que les deux pôles (sujets filmés et sujet filmant) se reflètent dans le discours de la cinéaste, il fallait que cette fusion transparaisse dans le film même. Elle survient le temps d’une seule séquence, où s’exprime une qualité d’engagement inédite de la réalisatrice envers le réel. C’est à ce moment que la rencontre a lieu. Aux côtés de deux femmes âgées, Randa, l’une des fiancées, prend part à une discussion sur la sexualité dans le mariage et le rôle respectif des époux. Ces figures de mentor ne ménagent pas leur jeune interlocutrice, à qui elles enjoignent de n’utiliser aucun moyen contraceptif et de se garder de croire que la femme est l’égale de l’homme. La jeune femme résiste. Elle récuse la vision patriarcale qu’on aimerait lui faire adopter. À plusieurs reprises, Julia Bünter cadre Randa en plan rapproché. Elle filme son visage traversé d’émotions, gagné peu à peu par la colère, sa gestuelle animée, qui marque son désaccord. Un ultime gros plan capte la résignation du personnage, qui constate que les deux femmes ne se rangeront pas à ses vues. Cette scène, qui donne à voir l’affirmation d’un sujet, est sans aucun doute la plus belle du film. Randa habite complètement l’image, qu’elle inonde de ses émotions. La sympathie qui s’établit entre la cinéaste et la jeune femme est tangible. En même temps que le visage de Randa se transforme, nous saisissons le devenir-autre de la réalisatrice, visiblement affectée par la scène dont elle est témoin. La frontière entre l’identité de la réalisatrice et celle du sujet filmé devient poreuse. Nous ne sommes plus dans un régime d’énonciation où Julia Bünter peut encore dire qui elle est et qui elle filme. Nous basculons de « Moi = Moi » à « Je est un autre ». La caméra ne sépare plus ; elle unit, fusionne les identités. Le temps de la rencontre aura été celui du passage d’une émotion sur un visage.

C’est dans de tels moments que s’invente un troisième temps : le temps du regard. La subjectivité de Julia Bünter devient palpable dans la matière même de l’image. La cinéaste est alors pleinement présente à ce qu’elle voit. C’est ce temps-là qui fait défaut au film dans son ensemble. Pour qu’il y ait rencontre, il faut qu’il y ait regard. Fiancées est traversé par de nombreuses hésitations de posture, entre retrait pudique — comme lors des dernières images du film, qui donnent à voir l’un des couples profiter d’une journée à la plage lors de leur voyage de noces, sans que la cinéaste ne parvienne toutefois à saisir l’intimité du moment — et immersion in medias res — comme dans la scène du mariage d’un autre couple, à la mise en scène grandiose et kitsch, sans que la caméra ne fasse saillir aucun élément en particulier. Hormis quelques moments d’éclat, Fiancées est à la recherche d’un regard qu’il ne trouve pas, comme s’il lui manquait une confiance en l’image, ou du moins une forme d’audace qui lui permettrait de s’affranchir de sa retenue. Il ne suffit pas que le cinéma nous restitue le monde lorsque nous n’y sommes pas, pour citer (approximativement) Serge Daney. Il faut encore qu’il nous livre la qualité de présence, l’être au monde de la personne qui s’est trouvée derrière la caméra. Fiancées aurait gagné à oser ce geste. Il ne s’agit de remettre en question ni le talent d’observation de la cinéaste, ni l’attitude respectueuse dont elle témoigne envers les protagonistes, mais d’attirer l’attention sur le fait que l’inscription de la subjectivité de la réalisatrice dans la matière même des images aurait conféré à l’œuvre un ancrage dans le réel dont j’ai parfois ressenti le manque. Le propos du film n’en aurait été que plus fort, car incarné par un sujet dont la séquence que j’évoquais laisse entrevoir la capacité à se laisser affecter par les émotions qui traversent le corps d’un personnage.

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Fiancées | Film | Julia Bünter | CH 2019 | 80’ | Visions du Réel Nyon 2019, Solothurner Filmtage 2020

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First published: June 22, 2020