Entrevues Belfort: le cinéma au travail

[…] Le cinéma […] m’apparaît à chaque fois formidablement vivant, dans ces espaces que sont les festivals voués à sa cause – dans ces espaces où l’on prend encore le temps de se demander : quel est l’importance du cinéma dans nos vies ?

[…] Exigeant dans sa programmation, ce festival est soucieux de créer des ponts entre des cinéastes confirmés et débutants, d’encourager des formes émergentes, innovantes, placées cette année sous le signe de la désobéissance.

Entrevues 2022: Là où le cinéma résiste - et se transforme

C’est un constat qui revient souvent dans ces hauts-lieux de discussion que sont les festivals de cinéma : les pratiques des spectateurs vis-à-vis des images en mouvement n’auraient plus rien à voir avec ce qu’elles étaient auparavant, et ce serait fort logiquement la plus ancienne de ces images, l’image cinématographique, qui serait la première impactée par cette mutation des usages. Les salles se videraient, les cinémas fermeraient, les images migreraient contre leur gré vers des supports individuels et nomades, d’autres canaux (les plateformes), d’autres formats qui n’en seraient que des sous-produits (les séries). « Dès lors que l’instantanéité de la communication a miniaturisé nos échanges en une succession d’instants » (Jean Baudrillard), le temps insécable de la projection serait remis en cause, le rituel de l’expérience sociale, collective, aurait bon dos. Il ne serait plus question de séance, ni même de séquence, mais de multitasking, de fantasme d’ubiquité, le spectateur ne voulant plus sacrifier aux règles de la liturgie autrefois en vigueur, ne voulant pas renoncer, dans l’obscurité de cette salle où il ne mettrait guère plus les pieds, à son nouveau statut d’être hyperconnecté, hypermédiatisé, terminal de multiples réseaux, ayant moins affaire avec des images qu’avec des écrans – ce devenir écran des images, puisque c’est ainsi qu’elles nous parviendraient la plupart du temps, sous la forme de notifications haptiques alimentant le flux, entretenant l’illusion pour nous qui les manipulons d’un sentiment de maîtrise, de toute puissance, et pourtant.

Et pourtant je suis né dans les années 1980, à une époque où l’on prédisait déjà la fin des salles de cinéma, où l’on déplorait déjà la miniaturisation des écrans, l’individualisation du visionnage des films, l’appauvrissement des images de cinéma par la télévision – cette télévision qui, à écouter Jean-Luc Godard, ne faisait « que recopier toutes les inventions du cinéma. »
Or, ma cinéphilie doit tout à la télévision. Je me souviens de L’Idiot d’Akira Kurosawa, libre adaptation du roman de Dostoïevski, programmé un soir sur une chaîne publique – était-ce à l’initiative du Ciné-Club de Frédéric Mitterrand ou du Cinéma de minuit de Patrick Brion ? L’heure trop tardive de sa diffusion m’avait contraint comme souvent à l’enregistrer sur une cassette VHS dont la bande était passablement usée. Je me souviens avoir visionné cette bande des dizaines de fois par la suite, accélérant ainsi sa dégradation, opérant moult retours sur images, repassant inlassablement les mêmes scènes, triturant la chronologie du film à ma guise, l’interrompant quand bon il me semblait, fasciné par ce qui s’en dégageait, ce noir et blanc poudreux, grelottant, hypnotique, qui devait donc plus à la mauvaise qualité de mon magnétoscope de salon qu’à la virtuosité d’un quelconque chef opérateur nippon, et qui paraissait avoir été fabriqué dans l’étoffe même dont sont faits les rêves.
Je n’ai revu ce long métrage que récemment, sur un grand écran de cinéma, dans une copie si bien numérisée et dépoussiérée qu’elle avait eu raison des miraculeuses fragilités de mon bricolage de jeunesse, fragilités qui resteront à jamais uniques et constitutives de mon regard, de cette émotion première, de mon lien impur aux images en mouvement.
Le cinéma, ce médium inventé par le 19e siècle, canonisé par le 20e, et que le 21e achèvera certainement de déconstruire et/ou de déterritorialiser, m’apparaît à chaque fois formidablement vivant, dans ces espaces que sont les festivals voués à sa cause – dans ces espaces où l’on prend encore le temps de se demander : quel est l’importance du cinéma dans nos vies ?

A Belfort, (de) la désobéissance au travail…

Me voici revenu du festival Entrevues qui s’est tenu à Belfort, en France, à la toute fin du mois de novembre. Fondé en 1986 par Janine Bazin, ce festival s’articule autour de deux axes majeurs : une compétition internationale mettant en lumière des premiers, deuxièmes et troisièmes courts ou longs métrages, ainsi qu’une programmation hors compétition mêlant cinéma contemporain et films du patrimoine. La manifestation peut s’enorgueillir d’avoir déniché de nombreux talents – Alain Guiraudie, Patricia Mazuy, Rabah Ameur-Zaïmeche, Albert Serra et beaucoup d’autres auteurs importants y ont vu leur premier film sélectionné. Exigeant dans sa programmation, ce festival est soucieux de créer des ponts entre des cinéastes confirmés et débutants, d’encourager des formes émergentes, innovantes, placées cette année sous le signe de la désobéissance. Mais plutôt que de revenir sur cette thématique largement traitée à Belfort – une anthologie transversale allant de Zéro de conduite de Jean Vigo au Traître de Marco Bellocchio lui étant consacrée – il me semble intéressant d’évoquer ici la question du travail, active et sous-jacente dans quelques films notables découverts en compétition.

Ce travail, ironique instrument de contrôle du patronat sur les mouvements anarchistes du 19e siècle dans le fascinant Unrueh de Cyril Schäublin (Prix de l’aide à la distribution), dont l’analyse proposée par Giuseppe Di Salvatore permet d’approfondir les enjeux et de prolonger la vision. 

« Car il y a quelque chose d’orageux et de viscéral dans cette histoire… » - Dirty, Difficult, Dangerous

Ce travail parfois Dirty, Difficult, Dangerous, comme nous le rappelle l’intitulé du long métrage de Wissam Charaf (Prix du public) : une fable narrant la survie d’un couple de réfugiés – lui Syrien, elle Éthiopienne – dans un Beyrouth qui les exploite et les oppresse. Pour s’en sortir, Ahmed amasse puis revend de la ferraille et ce pendant que Mehdia est bonne à tout faire chez un colonel de l’armée à la retraite. Sur ce canevas des plus piégeux, le réalisateur franco-libanais grave à la pointe sèche une image forte de l’exil. Incisif, le regard de Charaf éclaire les conditions de semi-détention des travailleurs immigrés dans une société libanaise repliée sur elle-même. « Les Éthiopiens ne sont plus aussi obéissants qu’avant », regrette l’employeur-géôlier de Mehdia devant sa cliente, maîtresse de la maison où la jeune africaine est retenue – la confiscation de son passeport servant de moyen de pression. Pendant ce temps, la chair de Ahmed se transforme lentement en métal – le métal contaminé des bombes à deux doigts de le tuer en Syrie, le métal pas moins frelaté qu’il collecte pour s’assurer une maigre pitance à Beyrouth. À cette touche de fantastique s’ajoute un sens du burlesque exprimé à travers de belles idées de mise en scène. Par son respect de la ligne claire et son usage constamment détourné des archétypes – les amants maudits –, Dirty, Difficult, Dangerous lorgne par instants du côté de la bande dessinée et du réalisme poétique. On pense aussi à l’art de l’absurde rencontré dans les œuvres de Elia Suleiman ou de Aki Kaurismäki, dont Charaf semble avoir été un spectateur attentif.
Imprévisible, scandé par une succession de glissements et de pas de côté, le rythme du film prend soin de contourner les figures imposées, de désamorcer les points d’orgue, de repriser les coutures dramaturgiques un peu trop voyantes. Sur ce travail de déminage se greffe un imaginaire à tonalités multiples, comme dans cette scène étonnante où Charraf ressuscite le Nosferatu de Murnau, court-circuitant sans prévenir le programme de son intrigue pour la faire basculer dans un registre horrifique aussi dérangeant qu’effrayant. Car il y a quelque chose d’orageux et de viscéral dans cette histoire d’emprise déguisée en bluette humaniste. Un bruit de fond violent, un grondement sourd qui tempère les saillies comiques d’une œuvre à combustion lente.

« Chronique douce-amère de la fin de l’innocence… » - Hannah Ha Ha

Abordée par un versant moins spectaculaire mais non moins captivant, la question du travail est encore au centre de Hannah Ha Ha, long métrage réalisé par Jordan Tetewsky et Joshua Pikovsky. Hannah vit chez son père dans une bourgade paisible du Massachusetts. Ses journées sont rythmées par son travail chez un maraîcher local et quelques cours de guitare qu’elle dispense auprès de son voisinage. Mais son vingt-sixième anniversaire approche à grands pas, ce qui sonnera la fin de son rattachement à la couverture sociale de ses parents. De passage à la maison, son frère aîné Paul – le prototype du startuper aux dents longues – exhorte sa sœur à rechercher un emploi plus rémunérateur et stable. Mais qu’est-ce qu’est censé être un travail acceptable, au fond, si ce n’est cette juste distance à trouver entre soi et ses rêves, entre soi et les autres ? Au compte-goutte, Hannah Ha Ha distille quelques éléments de réponse, assumant de prendre son temps afin d’approfondir son portrait de la classe moyenne américaine. Le long métrage pointe cette tendance du marché de l’emploi à entretenir beaucoup d’artifices et de faussetés, sans pour autant sombrer dans la nostalgie d’un « c’était mieux avant ». Réalisé dans une économie très modeste, avec le concours d’acteurs non-professionnels – le père de Hannah est joué par le propre père de Jordan Tetewsky –, le film se démarque par son attention portée aux détails, par ses observations bien senties, mais également par son refus de la psychologie le rapprochant d’une certaine littérature béhavioriste américaine – Raymond Carver et Richard Ford en tête. Remarquable de finesse, la photographie du film restitue la douceur des couleurs et la lumière chaude, légèrement rêveuse, de la Nouvelle-Angleterre en été. Usant de focales longues qui réduisent la profondeur de champs et donnent une forme de rondeur à l’image, le travail de Tetewsky – chef-opérateur du film – peut rappeler par moments la vision de Edward Hopper, qui a d’ailleurs beaucoup peint cette région des États-Unis.
Chronique douce-amère de la fin de l’innocence, Hannah Ha Ha porte une réflexion sur le sens à donner à la notion de réussite. Hannah mène une vie simple mais utile, car orientée vers la communauté, au contraire de son frère qui exerce un métier en vogue célébrant l’individualisme. Face aux injonctions de ce dernier, la mélancolie très intériorisée de Hannah s’apprécie comme un contrepoison salutaire aux formules creuses proférées par Paul et la batterie de recruteurs que la jeune femme doit affronter – formules en tout point semblables aux inepties imprimées sur les pages des guides de développement personnel. Derrière l’apparente ténuité de sa matière romanesque, ce film explore à bas bruit les mécanismes pouvant conduire incidemment du monde du travail vers une forme d’aliénation et de détresse mentale. En cela, il a trouvé sa place dans un festival qui cette année mettait à l’honneur la trop rare Emmanuelle Cuau, dont la filmographie succincte (Offre d’emploi, Circuit Carole, Très bien, merci, Pris de court) reste hantée par cette figure du travailleur aux prises avec un engrenage social.

 

Info

Entrevues Belfort – Festival International du film | 20-27/11/2022
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Dirty, Difficult, Dangerous | Film | Wissam Charaf | FR-LEB-IT 2022 | 83’
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Hannah Ha Ha | Film | Jordan Tetewsky, Joshua Pikovsky | USA 2022 | 75’ 
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First published: December 09, 2022