Drowning Dry
[…] Ces fractures narratives existent pour elles-mêmes, et ensemble, elles résonnent comme des fragments de souvenirs que les personnages retiennent de leur traumatisme partagé.
Text: Öykü Sofuoğlu
Il y a déjà bien longtemps que se sont répandues de nouvelles manières de visionner les films, qui nous donnent beaucoup plus de contrôle et de liberté sur le déroulement du récit, par rapport à l'expérience filmique vécue dans les salles de cinéma – à tel point que se laisser porter par l’écoulement du récit, perdre ses repères devant les images, ou courir derrière des bribes de signification qui nous échappent est aujourd’hui devenu l’exception. Bien que les expériences festivalières soient généralement associées à l’idée de nouveauté et de découvertes, c’est davantage le punctum – si l’on ose utiliser librement le terme barthésien – de l’événement cinématographique qui leur est propre. À mesure que l’on fréquente davantage de festivals et que l’on regarde plus de films, la possibilité d’être frappé par le punctum diminue proportionnellement – une inévitabilité qui nous fait perdre la fascination des premiers jours et devenir plus amers et inflexibles face aux films. Néanmoins, bien que rare, il existe et existera toujours des films capables de déjouer notre inclinaison à anticiper ce que le récit nous réserve.
À notre grande surprise, la 77e édition de Locarno a vraiment laissé son empreinte en nous accordant à plusieurs reprises la possibilité d’éprouver le jaillissement du punctum. À côté de noms tels que Hong Sang-soo, Virgil Vernier, Iva Radivojević, dont l'impact se fait davantage sentir sur un aspect personnel et sentimental, Drowning Dry, le deuxième long métrage de Laurynas Bareiša, s'est vraiment démarqué par ses expérimentations visant à appréhender les expériences traumatiques ainsi que leurs répercussions mnésiques (et même physiques) à travers des choix formels distinctifs. Récompensé par le Pardo de la meilleure réalisation ainsi que par le prix d’interprétation pour l'ensemble de son casting, le film se concentre sur un événement traumatique qui bouleverse la vie de deux sœurs, Juste et Ernesta, en vacances avec leurs maris et enfants dans leur maison de famille.
Cependant, se « concentrer » n’est peut-être pas le mot juste pour qualifier la démarche du film, dont le récit ne cesse de danser autour de l’épicentre narratif, d'abord en nous le faisant pressentir, puis en montrant directement ses conséquences mais jamais le moment décisif. Drowning Dry s'ouvre sur un match d'arts martiaux mixtes, dont Lukas, le mari d'Ernesta, sort vainqueur. Cependant, sa victoire ne suffit pas à rassurer Ernesta, qui reste bouleversée par la peur qu'il arrive quelque chose de mal à Lukas. Après le match, en retrouvant sa sœur, Juste, son mari, Tomas, et leur fille, Urte, Ernesta, Lukas, et leur fils, Kristafus, partent à la campagne pour une brève retraite. Leurs interactions familiales semblent, à première vue, banales et calmes, mais une certaine tension passive-agressive flotte dans l’air. Des frustrations émotionnelles, sexuelles ou financières se traduisent par des micro-agressions et des réactions impulsives dont les personnages eux-mêmes semblent inconscients – des tensions que Bareiša révèle habilement aux spectateurs en travaillant avec finesse la mise en scène. Notamment dans la première partie du film, les séquences se présentent comme des blocs relativement disparates, tels des vignettes dont chacune a son propre dénouement interne, avant de s’enchaîner à une autre. Bien que moins acerbe dans la tonalité, cette première partie, qui reflète « le calme avant la tempête », rappelle Force majeure (2014) de Ruben Östlund. Les rapports de force entre les adultes, notamment entre Lukas et Tomas, qui semblent engagés dans une compétition de masculinité, sont abordés avec une certaine distance, non seulement à l’intérieur de l’image – avec une prédilection marquée pour les plans moyens ou d’ensemble – mais aussi au niveau du récit, pour des raisons qui deviennent plus claires au fur et à mesure que le récit progresse.
Mais la progression s’arrête brusquement – tout comme le week-end paisible de ces deux familles lorsque la fille de Juste et Tomas manque de se noyer dans le lac, un incident qui brise la cohérence et la continuité supposée du récit. Cet événement sert d’épicentre narratif, certes, mais ce sont les « répliques » qui causent les vrais dégâts, pour ainsi dire. Par un saut temporel, on découvre qu’Urte a survécu tandis que Lukas est décédé. Les questions commencent alors à s’entasser, et à chaque fois que l’on croit cerner le déroulement des événements, on se retrouve de nouveau perdu. Des effets retardés et des conséquences imprévisibles transforment ainsi la perception de chaque moment, tant pour les spectateurs que pour les personnages.
Le récit que chacun d’eux construit à partir de leur vécu diverge inévitablement, chaque version s’éloignant de l’autre. De notre côté, la curiosité face aux incertitudes et l’attente d'une révélation deviennent inévitables – c’est du cinéma, après tout, et il est difficile de ne pas succomber à cette réaction instinctive de chercher l'apogée d’une histoire. Pourtant, à aucun moment Bareiša ne transforme son film en une énigme ou un casse-tête où l'on chercherait les pièces manquantes. Il ne se sert pas des répétitions et des allers-retours comme des indices à déchiffrer. Ces fractures narratives existent pour elles-mêmes, et ensemble, elles résonnent comme des fragments de souvenirs que les personnages retiennent de leur traumatisme partagé. Pour nous, les spectateurs, d'abord placés à une certaine distance des personnages, c’est seulement une fois le film terminé, une fois les lumières rallumées, que nous faisons l'expérience de la « noyade sèche » en nous retrouvant plongés dans leur intériorité – une intériorité collective, confuse et incomplète, qui ne révèle tout son impact qu’après le dénouement tant attendu. Et cela fait du bien, il faut le dire, d’être submergé dans les eaux inconnues du cinéma et, après avoir traversé maintes fois les mêmes routes, de se perdre dans des chemins nouveaux, peu importe si ceux-ci finissent en cul-de-sac.
Info
Drowning Dry – Seses | Film | Laurynas Bareiša | LT-LV 2024 | 88’ | Locarno Film Festival 2024
First published: September 04, 2024