Dormir de olhos abertos | Nele Wohlatz

[…] les mots tissent ce fil secret liant Xiao Xin à sa lectrice, Kai, et à travers eux, la question de ce qui passe ou ne passe pas dans leur traduction, de ce qui plus largement se perd dans l’expérience de la déterritorialisation – une couleur « locale » ou une senteur particulière…

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Dormir de olhos abertos | Nele Wohlatz

Live-Podcast at Bildrausch Filmfest Basel 2024 about «Dormir de olhos abertos» with the director Nele Wohlatz, Nicolas Bézard and Giuseppe Di Salvatore | Sound: Olivier Legras | in English (with introduction in French)

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La déshérence affective et la perte du sentiment d’appartenance à un lieu d’origine sont des motifs qui travaillent constamment et depuis longtemps la modernité cinématographique. Mais comment rendre compte, à notre époque où grandissent de façon aussi exponentielle que paradoxale des puissances d’interconnexion et d’exclusion entre les êtres, de cet état de flottement existentiel, émotionnel, territorial, de celui ou de celle qui ressent un jour, en son for intérieur, l’effacement des liens le rattachant à une géographie, à une histoire ? Avec Dormir de olhos abertos, son dernier long métrage, Nele Wohlatz tente d’apporter quelques éléments de réponse à cette question pour le moins complexe.

Le premier d’entre eux concerne la forme que la cinéaste choisit de donner à son film. Une structure narrative souple, ouverte et non programmatique donnant l’impression au préalable d’un film avançant masqué, sous les traits d’une énième description de vacances qui auraient tourné au vinaigre. Heureusement pour nous, le vrai visage de Dormir de olhos abertos est à la fois plus réjouissant et plus subtil que ce que cet incipit laisserait supposer. Pendant que l’on observe Kai, plaquée par son petit ami dans les premières secondes du film, promener sa solitude indolente sur le front de mer ou les marchés de rue de la ville brésilienne où elle a tristement échouée – le Recife cher à Kleber Mendonça Filho, ici à la production –, le film mute. La voyageuse taïwanaise se voit confier par un membre de la diaspora chinoise locale un carton rempli de vieilles cartes postales imprimées à l’autre bout du monde, en Chine, à l’effigie de cette cité balnéaire qu’on nous dit étrangement boudée par les touristes. Mais ce carton contient d’autres histoires, d’autres vies, d’autres personnages. En somme : un autre film qui contamine le précédent et le recouvre presque totalement sans toutefois l’éclipser, le récit liminaire continuant d’agir en arrière-plan, tel un feu couvant.

Soit, dans cet autre film, les existences parallèles de Xiao Xin, jeune femme hantée par l’Argentine qu’elle a été contrainte de délaisser pour aider sa tante, et de Fu Ang, clandestinement employé par cette dernière et qui nourrit l’espoir de s’enrichir en écoulant des produits d’importation chinois – des parapluies dans un endroit où il ne pleut pas, des fleurs en plastiques dans un pays où la flore est luxuriante, des vêtements si ringards qu’aucun autochtone n’oserait les porter, des bouées sur une plage où il est interdit de se baigner en raison de la présence de requins. Tout ce petit monde et même plus (d’autres travailleurs illégaux se greffant et se soustrayant à ce noyau initial selon que les affaires soient bonnes ou non) végète derrière les vitres d’une des tours jumelles de la skyline de Recife, dans un appartement de luxe les tenant à l’écart du reste de la population locale. Au centre du logement froid et purement fonctionnel, un aquarium où des poissons tournent en rond, sans but apparent, à l’image de ces individus qui partagent la même promiscuité tout en demeurant fondamentalement étrangers les uns aux autres.

Lorsque Kai découvre les cartes postales écrites par Xiao Xin à l’attention de personne et au dos desquelles elle a consigné ses observations, sa mélancolie de quasi apatride et ses réflexions sur le déracinement, vingt-trois minutes du métrage se sont déjà écoulées. À la voix de Kai lisant en off les mots inscrits sur une des cartes vient alors se superposer celle de l’autrice en train de les écrire. Puis le titre du film apparaît, l’instance narrative abandonnant, pendant près d’une heure, Kai à son destin, pour se fixer sur la petite communauté de travailleurs chinois.

Cette façon de faire sortir le film de la voie sur laquelle il s’était engagé et d’éviter ainsi la narration traditionnelle n’est évidemment pas nouvelle. Dans un style minimaliste et suspendu assez proche de celui de Wohlatz, elle aura donné son lot de propositions merveilleuses – songeons très subjectivement aux premiers longs métrages d’Apichatpong Weerasethakul, à Jugatsu (1990) de Takeshi Kitano, à Marseille (2004) d’Angela Schanelec ou au plus récent et radical Samsara (2023) de Lois Patiño. En nous confisquant le film que nous nous attendions à voir, la cinéaste nous donne à expérimenter à notre minuscule échelle de spectateur ce sentiment de déréliction et de décentrement qui touche ses personnages. Un sentiment d’étrangéité pris en charge par chaque élément constitutif de sa mise en scène, qu’il s’agisse du jeu relativement mutique, figé, des interprètes, du rapport à une durée liquéfiée, presque visqueuse, des plans, ou encore d’une importance accordée à l’éphémère, au transitoire, au contingent de petits gestes et de micro-évènements qui finissent par faire naître en nous une nébuleuse de sensations à la fois douces et amères.

Au cœur de ce langage, le travail sur l’espace, dont sa signifiante précision peut rappeler certains films d’Edward Yang ou de Tsai Ming-liang, retient particulièrement notre attention, avec une  recherche savante d’équilibre, au sein du plan, entre les corps, leurs déplacements, la lumière, les  couleurs qui les environnent, mais surtout un sens aiguisé des effets de découpage par et dans le cadre, Wohlatz trouvant dans l’architecture d’une urbanité générique des opportunités de cadrages naturels – portes automatiques, fenêtres, embrasures, etc. – qui séparent les personnages du monde extérieur et les maintiennent dans une apnée réduite à quelques non-lieux répétitifs – la tour, la piscine, la boutique, des entrepôts. À l’intérieur de ces espaces sans qualité notoire, les protagonistes s’adonnent à des passe-temps insignifiants – manger des litchis, échanger des banalités en descendant quelques bières, paresser au bord d’une piscine, écouter un vinyle – dont la finalité semblerait éloignée de toute volonté de faire récit s’ils n’étaient pas en quelque sorte contredits par l’activité d’écriture de Xiao Xin. La rédaction fragmentaire de ce roman sur cartes postales apparaît alors comme une touchante tentative, pour l’autrice, de vérifier la réalité de son existence en fixant par les mots quelque chose d’une identité qui tend à se dérober – cette séquence où la jeune femme devient littéralement transparente, en écho à l’affirmation de Kai en début de film : « je déteste être trop visible ».

Écrits dans sa langue maternelle (le mandarin) ou élective (l’espagnol), les mots tissent ce fil secret liant Xiao Xin à sa lectrice, Kai, et à travers eux, la question de ce qui passe ou ne passe pas dans leur traduction, de ce qui plus largement se perd dans l’expérience de la déterritorialisation – une couleur « locale » ou une senteur particulière, à l’exemple de l’odeur que dégage Fu Ang, différente, remarque ce dernier, depuis qu’il ne consomme plus la nourriture de son pays. Ainsi marqué jusque dans sa chair par tout ce temps passé loin de chez lui, Fu Ang est peut-être, des trois protagonistes centraux du film, celui qui vit le plus cruellement le sentiment d’« inappartenance ». Après la mort de son ami Leo, victime d’une violence à l’endroit des migrants dont Nele Wohlatz rend compte au travers de brèves interactions teintées de préjugés racistes, d’irruptions brutales, et surtout d’un hors-champs sonore souvent menaçant et agressif, on voit Fu Ang consumer son espérance privée d’objet – à quoi bon retourner dans un pays qui, comme lui-même le précise, « change tout le temps », et où, en définitive, il ne reconnaîtrait rien ? – dans des images qui donnent corps à la notion de dérive – la belle séquence nocturne où il se laisse flotter vers le large, au risque de se faire attaquer par un squale. Portés cette fois par une Kai retrouvée qui en propose à Fu Ang la traduction, les mots de Xiao Xin resurgissent dans un épilogue apaisé, annonciateur d’une possible reconnexion avec le réel, pour interrompre le cours absurde de leurs errances et offrir à ces deux âmes en peine la possibilité de se raccrocher au présent d’une histoire qu’ils pourraient enfin envisager de faire leur.

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Dormir de olhos abertos | Sleep With Your Eyes Open | Film | Nele Wohlatz | Berlinale 2024, Bildrausch Filmfest Basel 2024

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First published: May 29, 2024