Don't Breathe

[…] C'est avec une habilité qu'on pourrait bien qualifier de "performative" que Kirtadze va jusqu'au bout d'un dispositif cinématographique où la fiction imaginée, recherchée, est toujours en dialogue avec une réalité qui dépasse constamment la fiction. Résultat : la force de la comédie passe paradoxalement par l'adhésion documentaire au réel.

[…] Sous l'effet d'une caméra souvent immergée dans le réel et physiquement éloignée des protagonistes, et d'un soundscape qui accorde beaucoup d'espace au bruit de fond de Tbilissi, nous avons la sensation qu'il est presque impossible à l'individu d'avoir le contrôle de sa vie.

Levan, puis Levan et Irma, puis Levan, Irma et leur bébé. Don’t Breathe évolue en suivant le point de vue des protagonistes d’un documentaire qui frôle la comédie. Nous passons donc de l’individu et son hypocondrie, avec le tourbillon de la famille et des amis qui sautent sur sa vie bouleversée par un petit problème de santé, au couple et à sa crise : la maladie du corps se transforme en crise relationnelle, les mots se font rares, le drame des âmes s’impose. Et à la fin une solution inattendue interviendra pour apaiser le drame, grâce à l’arrivée désormais inespérée de l’enfant de Levan et Irma : si l’on ne savait pas qu’il s’agit d’un documentaire, ce final serait digne des coups de théâtre des anciennes comédies alexandrines.

Si la parabole dramaturgique du film passe des aventures médicales à la (re-)constitution d’une famille presque par hasard, c’est parce que l’incertitude sociale et existentielle demeure la thématique de fond du film et de la vie réelle des Géorgiens. Les mystères médicaux, gonflés par l’ignorance d’un côté et par la charlatanerie de l’autre, prennent clairement une valeur métaphorique, tout en dessinant une réalité où les faits ont le statut d’événements insondables. En effet, la dimension de l’événement est l’ingrédient essentiel du film, ce que son dispositif met en relief : la caméra de Nino Kirtadze ne nous présente pas une écriture filmique préparée à l’avance ; elle semble plutôt improviser ses images dans la recherche constante de l’événement. Il ne s’agit pas de montrer les gens géorgiens, alors, mais de les suivre en espérant de se trouver là où les choses se passent. C’est avec une habilité qu’on pourrait bien qualifier de “performative” que Kirtadze va jusqu’au bout d’un dispositif cinématographique où la fiction imaginée, recherchée, est toujours en dialogue avec une réalité qui dépasse constamment la fiction. Résultat : la force de la comédie passe paradoxalement par l’adhésion documentaire au réel.

Par ce biais, Kirtadze nous dessine indirectement le portrait de la Géorgie : la fragilité d’un individu particulier, intérieurement tiraillé entre passions et hésitations, et socialement entre solidarité et arnaque, devient la figure de la fragilité sociale et politique de toute une nation. Ce qui frappe, dans ce film, ce n’est pas seulement la complexité du travail de montage, qui permet de tenir ensemble avec intelligence les différentes couches de la société géorgienne ; c’est surtout le choix de la réalisatrice de garder toujours le focus dramaturgique sur ses protagonistes et leur histoire, tout en laissant primer la présence pressante et envahissante de la vie urbaine et sociale. Sous l’effet d’une caméra souvent immergée dans le réel et physiquement éloignée des protagonistes, et d’un soundscape qui accorde beaucoup d’espace au bruit de fond de Tbilissi, nous avons la sensation qu’il est presque impossible à l’individu d’avoir le contrôle de sa vie. Grâce à cette mise en perspective, Levan apparaît finalement comme un pion sur un échiquier décidément plus grand que lui.

De ce point de vue, l’arrivée inattendue de l’enfant, d’une nouvelle vie, délivre un happy end qui fonctionne comme un cadeau, pour le film, lequel demeure pourtant un cadeau fort improbable, presque dissonant, par rapport à une réalité géorgienne bien rarement sauvée par des cadeaux inattendus.

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Don’t Breathe | Film | Nino Kirtadze | FR 2014 | 86’ | Kino Xenix Zürich

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First published: March 11, 2018