Donde los àrboles dan carne

[…] Alexis Franco crée de la présence autour, avec, parmi, ces gens avec une élégance émouvante.

Text: Jean Perret

Il n’est pas habituel de commencer par la toute fin d’un film. Nous partagions Alexis Franco et moi la même opinion lors de la discussion à l’issue de la projection de Donde los àrboles dan carne. Sus au plan pris du ciel avec force drones envahissants ! Et pourtant, il s’agit bien d’un plan pris du ciel à la verticale de l’hacienda rendue à un paysage désolé par la désertification, qui clôt le film. Le monde à la surface de la terre s’est arrêté de tourner et il convient de prendre de la hauteur pour contempler de l’immensité du cataclysme.

C’est sa famille, ces « gens rustiques », qu’Alexis Franco approche dans un lointain territoire d’Argentine, lui venant de Huston où il habite et travaille comme architecte et designer, sans oublier des activités de professeur de musique. C’est ici son premier film et s’il n’a pas fréquenté une école de cinéma, il a sans guère de doute connu une excellente formation en qualité d’assistant de Roberto Minervini, tout particulièrement pour What You Gonna Do When The World’s On Fire? (2019). Pour mémoire, on doit aussi à ce réalisateur italien établi dans le sud des États-Unis les remarquables Stop The Pounding Heart (2013) et The Other Side (2015). C’est Roberto Minervini, son mentor insiste Alexis Franco, qui l’encourage vivement à réaliser ce premier film, et en Argentine, tant il éprouve le besoin de renouer des liens avec son pays d’origine.

Un treuil rudimentaire est installé pour hisser une vache effondrée au sol. L’opération est difficile, l’animal est lourd et n’est plus en état de tenir sur ses pattes. Cette séquence inaugurale du film retient l’attention, tant les éleveurs sont attentionnés et inquiets. Vivera-t-elle ? Il est vrai que la toute première scène du film qui est consacrée à l’évacuation spectaculaire du cadavre d’une vache nous place en alerte. Traînée par une voiture à vive allure sur un chemin de poussière et de cailloux, elle est déposée auprès d’autres cadavres. Dès lors, le film détaille par touches les conditions de vie confinant à la survie, voire à l’impossibilité de poursuivre une existence digne. Et c’est précisément toute une humanité dont on fait connaissance dans cette hacienda. Les personnages essentiels sont Omar, l’oncle du cinéaste et propriétaire du ranch, sa mère Natty âgée de 93 ans, qui se prépare à quitter le monde des vivants en manifestant le souci de sa pierre tombale au cimetière. Trois générations sont réunies avec la présence de Libertad, nièce d’Omar, petite fille de 4 ans.

Alexis Franco crée de la présence autour, avec, parmi, ces gens avec une élégance émouvante. Point de commentaires, bien entendu, ni d’entretiens. La prise de vue, à l’abri de tout pittoresque, due à Carlos Corral, et le montage, essentiel pour la respiration organique du récit, signé lui par Ana Remón, permettent au cinéaste d’architecturer des temporalités filmiques, des moments saisis dans leur évidence première. Le temps quotidien file ainsi, comme les jours et ses lumières diurnes et nocturnes, obérées de poussières qui dessinent un territoire à l’horizon infini. Et Alexis Franco de préciser si besoin était qu’il ne s’est jamais aménagé des situations. Le filmage de sept semaine fut conçu dans le déroulement réel de la vie, dans sa dureté, ses racines patriarcales, ses valeurs de résistance, de résilience, voire de sacrifice au sein d’une nature en voie de désertification inéluctable.

L’eau goutte parcimonieusement d’un tuyau de caoutchouc noir, le puits recèle encore un peu d’eau, mais de plus en plus en profondeur. Du lointain de ce territoire argentin, c’est le beuglement d’agonie du bétail, lancinant, sinistre, que l’on entend par-delà des frontières du désert. Alexis Franco dit avec une délicatesse exceptionnelle la beauté des liens de sa famille, de toutes les familles, et exprime en pleine conscience la violence des fractures qui stigmatisent le monde.

Le titre? On pend la viande aux arbres pour qu’elle ne soit pas dévorée par des animaux sauvages. Mais il a un sens plus large, Alexis Franco : « Le film explore l’interconnexion de tous les êtres vivants dans cet environnement difficile et cyclique, où la terre, les arbres et la viande font partie intégrante d’un délicat réseau d’existence. C’est plutôt une réflexion sur l’équilibre précaire de la vie et l’interdépendance profonde entre l’humanité et le monde naturel ».

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Donde los àrboles dan carne – Where the Trees Bear Meat | Film | Alexis Franco | ARG-ES-USA 2024 | 72’ | Visions du Réel Nyon 2024

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First published: April 29, 2024