Diapositive

[…] L’image photographique projetée comporte des similitudes avec le dispositif cinématographique : un lieu, un public, une projection lumineuse… Aussi, sur le plan formel, la projection photographique détient une dimension narrative, parfois très proche de celle des images en mouvement.

[…] De cette manière, le spectateur prend conscience de sa fragilité et peut anticiper sa disparition ; de surcroît, il ne regarde pas de la même manière une photo dans un livre et une photographie projetée.

Didascalies des photographies :
- Dan Graham, Project for Slide Projector, 1966-2005 [détail] – © Dan Graham
- Peter Fischli, David Weiss, Eine unerledigte Arbeit, An Unsettled Work, 2000-2006 [détail] – © Peter Fischli and David Weiss
- Robert Phillips, Projection de diapositives à la maison, 1957 [détail] – © KODAK / Photo Robert Phillips
- Runo Lagomarsino, Sea Grammar, 2015 [vue d’installation] – © Runo Lagomarsino / Photo Agostino Osio


1. Le dispositif pour appréhender la photographie projetée

Le musée de l’Élysée consacre cette année une exposition à la photographie projetée, à travers quatre blocs thématiques : l’image de lumière, le dispositif, la séquence et la séance. Inédite, une telle approche casse la hiérarchie parfois trop simpliste de la chronologie et construit une constellation percutante autour de la diapositive ; cette dernière est alors mise en lumière par différentes perspectives — de la technique autour de la machinerie et du support de projection, jusqu’au contexte de la séance, en passant par les possibilités narratives qu’offre la succession d’images projetées. En ce sens, la projection de la diapositive devient un dispositif, à l’image de la définition que propose Giorgio Agamben dans son livre Qu’est-ce qu’un dispositif ? (2007) : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ». Ainsi le dispositif est-il un ensemble d’éléments qui gravitent autour de l’Homme tout en l’incluant.

2. Des formes narratives

L’image photographique projetée comporte des similitudes avec le dispositif cinématographique : un lieu, un public, une projection lumineuse… Aussi, sur le plan formel, la projection photographique détient une dimension narrative, parfois très proche de celle des images en mouvement. Comment cet aspect est-il exposé à l’Élysée ? Quels liens peut-on tisser entre l’image photographique projetée et l’image cinématographique ? À ce sujet, c’est surtout le troisième bloc thématique qui nous intéressera : la séquence expose différentes propositions narratives qui découlent directement d’une succession d’images. Dès lors, trois aspects peuvent retenir l’attention du spectateur. Premièrement, l’image photographique projetée apparaît puis disparaît ; déjà cette fragilité crée une tension dramatique et donc un espace narratif. Deuxièmement, la mise en espace de plusieurs photographies projetées dans un même lieu provoque des frictions qui développent de manière abstraite certaines pistes narratives. Troisièmement, le montage d’images photographiques peut également construire une forme de récit.

2.1. Ouverture et fermeture de l’image photographique

Projeter une diapositive amène déjà un modeste degré de narrativité grâce au temps de projection imposé au spectateur. Les Portraits d’écrivains (1939) de Gisèle Freund (1908-2000) sont en ce sens très éloquents. Le défilement des visages dans un temps limité démultiplie l’attention du spectateur ; chacune des figures disparaît, tôt ou tard, laissant le public avec un nouveau visage. Par exemple lorsque le spectateur perçoit certaines émotions figées sur le visage de Louis Aragon, celui-ci est très vite remplacé par Gabriel Audisio. Les deux images ne produisent pas le même effet et la durée qui leur est octroyée devient un élément narratif puisqu’elle empêche le spectateur d’observer l’image à sa guise.

2.2. La multiplication des écrans

La mise en espace de photographies projetées produit aussi des tensions dramatiques. Déjà dans le couloir introduisant l’exposition, le Diapolyécran (1967) élaboré par Josef Svoboda (1920-2002), en collaboration avec Emil Radok, représente parfaitement les possibilités qu’offrent les photographies projetées simultanément. À travers une paroi lumineuse subdivisée en 112 écrans mobiles renfermant chacun deux carrousels Kodak, les projections donnent au spectateur des vues qui alternent des petites images dissociées et une seule grande image, composée de l’ensemble des projections sur chaque cube. Au gré des circonstances, les images s’ajustent et produisent différents arrangements. Par exemple, des formes abstraites sont rapidement remplacées par des corps nus. Ensuite, autour des corps, des milliers de pièces métalliques surviennent et opposent une résistance formelle avec les humains, avant de disparaître, laissant les nus seuls sans arrière-fond.

De la même manière Glimpses of the USA (Aperçus des États-Unis, 1959) de Charles Eames (1907-1978) et Ray Eames (1912-1988) présente sept écrans qui projettent différentes vues simultanément, chaque fois autour d’une même thématique. Par exemple, sept images à l’intérieur d’un bus : une depuis l’extérieur d’un véhicule avec un regard caméra, une image prise derrière les nuques de passagers en plan large, un plan de face et en plongée de tous les passagers. Ces vues permettent au spectateur de mettre en perspective chacune des images, qui finissent par déteindre les unes sur les autres. De plus, l’information donnée est énorme et l’oblige à faire des choix au moment de la projection.

2.3. La mise en chaîne d’images fixes

Troisièmement, à travers le montage des photographies projetées, des formes narratives apparaissent. Ainsi An Unsettled Work (2004) de Peter Fischli (1952) et David Weiss (1946-2012) révèle des paysages qui se superposent, à la manière d’un long fondu enchaîné : une coupe de champagne apparaît progressivement sur un fond d’autoroute, puis s’efface lentement et une femme fixant la caméra émerge dans le même espace, etc. Bien que l’enchaînement des images existe, le spectateur ne perçoit aucune coupe franche ; les lents fondus s’apparentent parfois même à des mouvements.

D’une autre manière, une succession de photographies révélant différentes vues sur un même objet crée aussi des tensions. Par exemple dans Bateau Tableau (1973) de Marcel Broodthaers (1924-1976), une peinture de bateau voguant sur une mer calme est d’abord montrée en plan large, puis disséquée en plans serrés. Ces passages alternant la vision générale et les gros plans permettent au spectateur d’appréhender l’objet de façon structurée tout en lui offrant un point de vue subjectif sur des détails du bateau, dépassant l’objectivité d’un plan large qui engloberait toute la toile. Aussi, les gros plans donnent au spectateur une vision très précise de la matérialité de la toile.

Le montage des projections photographiques s’allie aussi parfois à la musique. Dans The Ballad of Sexual Dependency (1977-1987) de Nan Goldin (1953), 690 photographies en couleurs relatent l’intimité de l’artiste et de son entourage. L’enchaînement des images, dans un rythme qui épouse les différentes bandes sonores, donne à l’œuvre une dimension narrative. Parfois même le spectateur oublie la fixité des photographies projetées, tant le rythme est envoûtant.

3. The End : l’image fixe et le cinéma

Il est certain que les formes présentées dans cette exposition se rapprochent à plusieurs niveaux des images en mouvement : la diapositive reste un support fragile qui n’« existe » pour le public qu’une fois projetée. De cette manière, le spectateur prend conscience de sa fragilité et peut anticiper sa disparition ; de surcroît, il ne regarde pas de la même manière une photo dans un livre et une photographie projetée. Au fil des projections de l’exposition, les photographies projetées fédèrent certains mouvements narratifs, implicites et invisibles au premier abord. La grandeur de la photographie projetée est totale, car elle libère la créativité du spectateur. D’ailleurs, l’environnement qui l’entoure est capital, autant qu’au cinéma.

Info

Diapositive. Histoire de la photographie projetée | Exhibition | Musée de l’Elysée Lausanne | Anne Lacoste, Carole Sandrin, Nathalie Boulouch, Olivier Lugon, Emilie Delcambre Hirsch | 1/6-24/9/2017

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First published: September 25, 2017