Deine Strasse

Text: Jean Perret

Si un non-lieu est un espace à l’identité incertaine, qu’aucun élément saillant ne distingue d’un autre, celui de la périphérie de Bonn paraît faire exception. Il est fendu par une route que l’on découvre dans la profondeur de l’image tout au début du film de Güzin Kar. Le ciel est plombé de gris, le plan est fixe. Il ne s’y passe parfaitement rien. Mais le temps du non-événement, dont la réalisatrice maîtrise remarquablement le déroulement, est paradoxalement perceptible. Les détails de ce tronçon sont établis, 556 mètres de long pour 6 mètres de large, circulation limitée à 50 km/h. Alentours des dépôts, des garages, des magasins, des bureaux, quelques immeubles d’habitation… C’est là, dans cette banlieue désespérante de banalité que furent assassinées cinq personnes et gravement blessées quatorze autres par l’action perpétrée par un groupe de néonazis mécontents de leur voisinage avec des familles turques. C’était le 29 mai 1993 qu’il mit le feu à leur maison.

Dès lors, le temps fit doublement son œuvre. Celui de l’oubli de ce fait enchâssé parmi d’autres violences de cette nature commises en Allemagne. Par ailleurs, ce fut la manifestation d’un temps bien plus tard qui fit date. Celui qui a trait à un sursaut de mémoire quand il s’est agit de donner à cette rue en le nom de la plus jeune victime de l’incendie : Saime-Genç. Elle avait quatre ans.

L’accomplissement exemplaire de ce film tient à sa sobriété. Les informations factuelles sont déclinées par Sibylle Berg d’une voix grave dont le sérieux met ce récit à l’abri de tout appesantissement pathétique. Mais le texte, rédigé par réalisatrice, a une dimension plus intime en s’adressant personnellement, sur le mode du tutoiement, à Saime. Les images sont muettes, sinon à prêter attention à des sons indistincts d’ambiance. Elles racontent l’usure de structures abandonnées à la rouille et l’émergence des constructions fonctionnelles propres à un territoire périurbain. À peine au loin quelques silhouettes dans les images cadrés avec une intelligence anthropologique par Felix von Muralt. Les plans détaillent en profondeur ces paysages d’ordre et de désordre qui ont valeur de subtile métaphore quant à l’intrication de modes de vie et de visions du monde au sein desquelles les pires ignominies font leur lit.

Mise à distance de l’effroi, émotion contenue, mémoire aux aguets, Deine Strasse a la dimension d’un récit exemplaire porté par une vigueur politique et une inspiration poétique impressionnantes. Poésie de la désespérante évidence de « l’asphalte et de l’habitude » au creux de laquelle hurlent en silence Saime et toute sa famille.

 

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Deine Strasse | Film | Güzin Kar | CH 2020 | 7’ | Internationale Kurzfilmtage Winterthur 2020, Solothurner Filmtage 2021, Locarno Film Festival 2021 

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First published: August 03, 2021