Cuando ellos se fueron

[…] Les moments de vie s’enchaînent sans que le montage ne suggère ni l’idée d’une progression linéaire, ni d’un enlisement cyclique, mais plutôt une sorte de douceur à se laisser vivre, enrobée dans le tissu du souvenir et la joie des moments passés ensemble.

[…] L’ambition du film n’est pas de dresser un exposé méthodique des superstructures aux racines de l’évanouissement de certaines formes de vie, mais plutôt une symptomatique du présent : comment, sous certaines conditions qui ont à voir avec le capitalisme tardif, se reconfigurent des pratiques et des manières de vivre ?

Text: Emilien Gür

C’est par une série de photographies que s’ouvre Cuando ellos se fueron : images d’un temps révolu, celui de l’enfance de la cinéaste dans le hameau équatorien de La Plazuela, dont on apprend qu’il ne figure sur aucune carte. La voix de la réalisatrice raconte sommairement la lente dépopulation de ce minuscule village, où vivaient autrefois plusieurs familles. Suite au départ des enfants et à la mort des pères, n’y restent plus que les aînées, au nombre de six. Partie retrouver sa grand-mère, dont elle voulait faire la protagoniste de son film, la réalisatrice doit rapidement suspendre son projet suite au décès de cette dernière. Plus tard, elle décide de s’intéresser à la petite communauté des habitantes du hameau, dont elle filme le quotidien, marqué autant par la solitude et l’absence que par la joie épiphanique de vivre ensemble.

Le film porte la marque du rapport intime et pudique qu’entretient la cinéaste aux êtres qu’elle s’attache à suivre. Nous sommes introduits avec douceur dans l’univers à la fois individuel et collectif de ces quelques femmes qui ont développé au fil du temps, dirait-on, un art de vivre à la fois seules et ensemble. Seules devant l’objectif, elles laissent s’échapper quelque évocation du passé. Une photo, un portrait de famille ou une carte d’identité ravivent le souvenir des jours d’autrefois, lorsque le conjoint et les enfants étaient encore là. Ensemble, elles se demandent ce qui se serait passé si c’étaient les hommes qui avaient survécu. Sauraient-ils se faire à manger ? s’interrogent avec humour trois des vieilles femmes alors qu’elles préparent le repas.

La réalisatrice parvient à figurer le temps dans lequel évoluent ces six femmes de manière fine et suggestive. Il ne faudrait pas penser que Cuando ellos se fueron suggère une démarcation nette entre d’un côté, les heures riantes de la jeunesse et du noyau familial, et de l’autre, les heures sombres du grand âge. Si le moment où leurs conjoints s’en allèrent marqua bien une rupture dans la vie de ces femmes, comme le souligne le titre, celui-là n’est pas tant figuré comme la marque d’une déchéance, signe inéluctable de vieillesse et d’abandon, que comme un pli dans le temps qui permit l’avènement d’un nouvel espace où s’entremêlent solitude, autonomie et collectivité suivant un jeu d’associations ambivalent. Tout l’effort du film — et c’est ce qui en constitue la force paisible et la discrète beauté — tient dans la délicate restitution de la matière et de la texture du quotidien de ces six femmes. On admirera la qualité du regard de Verónica Haro Abril, l’attention sensible qu’elle porte aux rituels qui constituent la routine de ces femmes : la récolte du miel, l’épluchage de pommes, une visite au cimetière pour déposer une gerbe de fleurs sur la tombe d’un mari défunt, ou l’écoute d’un programme musical à la radio, avec l’animateur duquel les aînées ont au fil du temps noué un lien d’amitié. Les moments de vie s’enchaînent sans que le montage ne suggère ni l’idée d’une progression linéaire, ni d’un enlisement cyclique, mais plutôt une sorte de douceur à se laisser vivre, enrobée dans le tissu du souvenir et la joie des moments passés ensemble.

Ce régime temporel comporte également une dimension politique. À travers la peinture du quotidien de ces femmes, survivantes d’un hameau voué à une proche extinction, Cuando ellos se fueron signale la déperdition d’un certain mode de vie — celui auquel il est fait référence au moment de l’ouverture du film, lorsque Verónica Haro Abril évoque ses souvenirs d’enfance dans un village peuplé de familles. Le documentaire fait discrètement allusion aux facteurs économiques et politiques qui ont entraîné la lente extinction de la vie villageoise de La Plazuela. Ainsi, lorsqu’une des femmes évoque un parent établi au Canada, nous sommes ramenés aux motifs probables qui entraînèrent la désagrégation de cette petite communauté : précarité économique, exode rural, instabilité politique. L’ambition du film n’est pas de dresser un exposé méthodique des superstructures aux racines de l’évanouissement de certaines formes de vie, mais plutôt une symptomatique du présent : comment, sous certaines conditions qui ont à voir avec le capitalisme tardif, se reconfigurent des pratiques et des manières de vivre ? Verónica Haro Abril est bien trop subtile pour donner dans l’élégie passéiste, trop intelligente pour regretter sans nuance une organisation villageoise structurée par des traditions patriarcales, suffisamment sensible pour percer les potentialités émancipatrices de ces nouvelles conditions de vie qui permettent la constitution d’un espace féminin autonome. Son film ne vise pas à cocher les cases d’un quelconque agenda politique, mais à cartographier ce qu’aucune carte n’avait encore saisi : la vie dans un hameau reculé, dont les habitantes sont à la fois les témoins d’un mode de vie passé et les créatrices d’un vivre ensemble entre soi, entre femmes.

 

 

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Cuando ellos se fueron | Film | Verónica Haro Abril | ECU 2019 | 61’ | Visions du Réel 2019, Filmar en America Latina Genève 2019

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First published: December 10, 2019