Clément Cogitore

La double exposition au Kunsthaus Baselland de Clément Cogitore a été l’occasion de rencontrer l’artiste français et d’évoquer avec lui, entre autres, son approche de l’image en mouvement entre immersion et construction, son intérêt pour le commun, ses rituels et ses aspirations, l’inspiration narrative de son art, ainsi que le rapport entre cinéma et espace d’exposition.

Text: Giuseppe Di Salvatore | Audio/Video: Ruth Baettig

Dans Les indes galantes de Jean-Philippe Rameau il y a tous les codes du colonialisme, du missionarisme à l’exotisme en passant par le mythe du bon sauvage, mais ces codes sont dépourvus d’un programme idéologique : ils se mêlent plutôt à une curiosité envers l’autre, à un plaisir de la découverte. L’étonnement prime sur la dérision mais le fond secret du pouvoir demeure, puisque le paternalisme s’exprime parfaitement dans la mise en spectacle des « sauvages », les Indiens d’Amérique. C’est donc avec une grande intelligence que Clément Cogitore a invité des danseurs de krump au sein du très classique Opéra de Paris pour interpréter une pièce de l’opéra de Rameau, « Les sauvages ». Dans Les Indes galantes (2018), chorégraphie et improvisation se côtoient comme exercice du pouvoir et critique du pouvoir — et, pour l’artiste, comme contrôle et collaboration. Le film qui en sort est d’une grande puissance et d’une grande complexité : une explosion d’énergie, presque archaïque, qui marie asphalte et scène, et une exploration des rapports entre action et regard, qui émerge particulièrement à travers le positionnement de la caméra — et donc de notre regard — face à la performance. Décalé et (donc) physiquement présent, l’œil de la caméra privilégie l’immersion à la vue d’ensemble : il s’agit là d’un caractère propre à l’artiste français, qui cherche à montrer plus qu’à démontrer, à présenter plus qu’à représenter. Le spectacle est à la fois assumé et mis à distance, et cela non par thématisation conceptuelle mais plutôt par participation à la scène.

Cette approche trouve confirmation dans ses travaux cinématographiques et notamment dans Braguino (2017), œuvre d’anthropologie radicale qui dément tout positionnement neutre de la part de l’observateur. Mais ce film, qui est hautement construit à la table de montage, est justement l’occasion de souligner une autre caractéristique de l’art de Clément Cogitore : la tension continuelle entre immersion et construction, montage. L’usage significatif du hors-champ, véhicule d’immersion, s’articule à une véritable poétique de l’ellipse, jusqu’au recours systématique à l’écran noir. Il s’agit de prendre au sérieux la vision et l’acte de voir, qui sont ainsi exaltés par la dialectique du son et de l’absence d’image. À ce propos, à travers l’installation d’un écran LED sur lequel des images de publicité promotionnelles se succèdent, l’œuvre récente The Evil Eye (2018) propose un dispositif qui souligne encore plus l’absence d’image. Les récurrents écrans (totalement) noirs font basculer les clichés visuels de la femme (thème de cette œuvre) dans un vide abyssal qui fait écho au vide poli des images commerciales elles-mêmes. Avec cette œuvre analytique et troublante, Cogitore exhibe la force inactuelle de la photographie, témoin de l’absent et de l’impossible.

Il y a un mouvement de transcendance dans toutes les œuvres de Clément Cogitore. L’intérêt explicite pour les dynamiques de groupe, pour les phénomènes collectifs de la société, pour les rapports de force dans les communautés, se fait toujours point de départ d’un récit qui vise la transfiguration, la sublimation, l’aspiration au mystérieux. De cette façon, Cogitore ne fait que saisir l’essence du rite, où la dialectique immanente à un groupe fonctionne grâce à un point transcendant qui l’anime et vers lequel elle est orientée. De la place Tahrir aux images publicitaires, des danseurs de krump au tapis de smartphones qui enregistrent un concert pop, il s’agit de raconter les rituels modernes dans leur intensité humaine et transcendante à la fois. Voilà la tâche de l’artiste selon Clément Cogitore.

Info

Clément Cogitore | Exhibition | Kunsthaus Baselland | Part I: 15/2-28/4/2019 – Part II: 17/5-7/7/2019

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Clément Cogitore’s Website

First published: May 20, 2019