Chronicle

[...] C’est là le grand récit sous-jacent de «Chronicle», celui d’une quête d’« être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde » (Charles Baudelaire parlant des peintres).

Text: Jean Perret

Il est parfaitement agréable d’être invité à franchir le seuil d’un film sans qu’il ne tende la main en annonçant d’emblée son programme narratif. Point de commentaires et de voix off qui asservissent les images (le travail de Raoul Peck), de présences omniprésentes de personnages bien entendu charismatiques (Coexistence, My Ass, by Amber Fares), de têtes parlantes aux explications assertives (John Lilly and the Earth Coincidence, by Michael Almereyda and Courtney Stephens) ou encore de conduite linéaire du récit (Fierté nationale : de Jéricho vers Gaza, by Sven Augustijnen), mais que soit faite une proposition décalée de cinéma. Seul film de ce tonneau-là sauf erreur et étonnement ignoré par le Jury de la Compétition internationale des courts et moyens métrages (le Festival a décidé bizarrement de ne pas considérer des films de plus de 60, de 70 minutes comme des longs métrages), Chronicle est un portrait fait de parcelles du temps observées dans leur écoulement le plus prosaïque. Il ne s’agit point d’un documentaire sur un pays (la Slovaquie où Martin Kollar est né en 1971, alors Tchécoslovaquie), qui d’ailleurs n’est jamais nommé, mais d’une série de saisies d’images cadrées dans des paysages essentiellement à ciel ouvert.

Que voit-on, que comprend-on ? Le mouvement du regard du cinéaste, hors de tout jugement de valeur, transforme les gestes et les situations les plus banales en de petites saillies de récits énigmatiques, drolatiques parfois, absurdes, carrément mystérieux à certaines étapes du récit. Car récit il y a, toujours fragmentaire, lacunaire. Martin Kollar se garde bien d’établir, ou très rarement, pour signaler qu’il sait y faire !,  des liens de cause à effet. Aucun enchaînement d’un plan à l’autre ne vient en béquille afin de clarifier le sens de quoi que ce soit. Chaque moment que Martin Kollar propose est un plaisir décliné en deux temps.

Le premier est celui de la découverte inattendue de situations identifiables sans peine apparente. Un homme remplit une éprouvette d’eau polluée au sortir d’une conduite nauséabonde, un cheval s’affale lentement sous l’effet d’une narcose, un autre homme est allongé sous l’effet possible d’une hypnose induite par un soignant, sans doute, dont un doigt est appliqué sur son front, des policiers, pompiers et soldats sont occupés à protéger une façade d’un incendie dont on ne voit aucune fumée ni flamme… Des plans fixes sont les assises du film, nonobstant quelques travellings et ce panoramique de référence en ouverture du film, qui plonge dans la tourmente d’un orage nocturne le long d’une rivière au-delà de laquelle des maisons aux quelques fenêtres éclairées sont battues par les bourrasques.

Le deuxième acte est celui de la contemplation, c’est-à-dire d’un vrai moment qui sollicite et stimule notre disponibilité. C’est alors que Matin Kollar accomplit son geste remarquable de rigueur quand il établit son cadre, sa lumière et son temps filmique. Il sait chercher et trouver simplement la juste distance à laquelle filmer les corps et les décors. Cette voiture coffre ouvert dans la forêt, cet autocar remorqué par un tracteur après avoir dérapé sur la neige, cette mère et son enfant en poussette immobilisés sur un minuscule balcon, ou encore ce lotissement de villas ceintes des murs à l’allure carcérale – il nous est donné le temps de fertiliser nos pensées, flottantes, rêveuses, critiques, même à dimension anthropologique, chacun, chacune à son gré.

Le montage pense le cinéma doit-on répéter. Et dans Chronicle, deuxième film de Martin Kollar après 5 Octobre (2016), le montage fait état de la temporalité propre de chaque plan avant que celui-ci ne s’épanche dans le suivant. Les coupes sont claires et évidentes, mais non brutales, elles instillent dans le rythme de Chronical une succession de surprises toujours roboratives. Un film des surprises, toute attente y est déconseillée à l’avantage d’une pièce de temps et d’espace que nous avons goût d’arpenter.

Cet art de la suspension du temps usuel – le monde réel – en un temps transfiguré – le monde réaliste – esquisse une Weltanschauung oblique, décalée et par voie de conséquence contemporaine. Dès lors réduire ce film à une critique d’une période postcommuniste avec ses dimensions nostalgiques et dépressives ne fait pas sens. Guidé ici et là par une agence d’information et par tant de gens rencontrés, à l’affût de petits événements anodins ou presque, d’une inextinguible curiosité et d’une patience faite de mille disponibilités, Martin Kollar a mis cinq bonnes années à voyager par intermittences, souvent seul, caméra et tripode à portée de main, à la manière d’un flâneur. C’est là le grand récit sous-jacent de Chronicle, celui d’une quête d’« être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde » (Charles Baudelaire parlant des peintres). Être ainsi en route et savoir « jusqu’où aller afin de ne pas être totalement clair », et d’ajouter « pas d’histoire sinon celle que vous vous voulez inventer vous-même », dit Martin Kollar. Dans la touffeur du monde, au flâneur de se perdre et de tracer un cheminement, afin d’y prendre pied.

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Martin Kollar est un directeur de la photographie, en particulier des films de Peter Kerekes, cinéaste slovaque de renom. Il est tout autant et d’abord photographe, lauréat du Prix de l’Élysée (Lausanne) en 2016 avec Provisional Arrangment. Ce livre avait fait l’objet d’un texte de Jean Perret dans La Couleur des Jours No. 21, hiver 2016-2017.

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Chronicle | Film | Martin Kollar | SVK-CZ 2025 | 71’ | Visions du Réel Nyon 2025

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First published: April 24, 2025