Chantal Akerman | Expanded cinema par extase

[…] Il y a plutôt une nécessité d’expansion dans l’espace qui part du cinéma en tant que vécu, qui part de l’intérieur du film lui-même.

[…] L’expanded cinema d’Akerman dérive de l’explosion intérieure de son cinéma immersif, laquelle produit l’expansion de ses fragments.

Nous la voyons se voir. Nous voyons qu’elle voit son image, qu’elle se regarde dans un miroir. Devant le miroir, elle explore son visage et son corps, le devant de son corps. Et de son visage et du devant de son corps – nu, en culotte – nous en voyons seulement l’image du miroir, comme elle. Nous ne sommes pas dans sa peau, mais l’image cinématographique nous fait partager cette image du miroir : elle se regarde, tout en étant dans sa peau ; pas nous, mais plus qu’elle, nous voyons son autoréflexion.

Avec elle, nous pouvons suivre son regard explorateur, son hésitation, son évaluation de son corps, de sa beauté, du temps qui y laisse ses traces, nous pouvons en rester là, dans ce temps de l’évaluation (de l’évaluation du temps, entre autres). Nous pouvons en rester à son évaluation de ce qu’il y a entre son corps et son image, et à notre évaluation de son corps dans la glace du miroir, ou encore à notre évaluation de l’apparence d’un corps de femme – en en restant là, il y aurait déjà de quoi faire de cette séquence une véritable œuvre. Mais l’image cinématographique de Chantal Akerman nous donne à voir plus, c’est-à-dire plus que ce que son personnage voit, plus que ce qu’il peut regarder : elle nous donne à voir son dos – également nu, en culotte. Nous voyons donc aussi ce qu’elle ne peut pas voir en ce moment, et ce qu’elle ne pourra jamais voir autrement que dans un double miroir. Nous voyons son corps en dehors du miroir, on pourrait dire que nous voyons le réel de son corps. Le sens de cette image cinématographique est alors de nous faire passer de la vue de l’image du corps dans le miroir, à la vue du corps lui-même. Dans le miroir il y a son visible, ce qui se donne à voir à elle et à nous de la même façon ; pour nos yeux seulement il y a son invisible, le réel de son corps dont elle n’a pas accès. Nous passons donc de la visibilité de l’apparence (l’image dans le miroir de son corps de face) à l’invisibilité du réel (son corps de dos). Et nous passons également de la vue partagée de (son) autoréflexion à la vue de l’asymétrie du regard entre nous et elle. Voilà la deuxième couche de sens de cette œuvre de Chantal Akerman, In the Mirror (2007).

Or, si nous habitons le temps de l’évaluation du corps de la femme, qui est son temps, et le temps de l’évaluation de l’asymétrie du regard qui se superpose à son autoréflexion, qui est notre temps, nous allons accéder naturellement à une troisième couche de sens de cette œuvre. Il suffit de rester sur le réel de son dos, donc sur ce privilège du regard qu’Akerman nous donne à voir, il suffit de rester sur cette asymétrie du regard pour réaliser que c’est là qu’Akerman veut nous amener. C’est la construction de l’image qui nous impose ce parcours : du regard partagé de son visage et de son corps dans le miroir – première image qui capture notre attention – à la vue de son dos, explicitement au premier plan. Dès le moment où nous réalisons cela, nous sortons de l’immersion cinématographique pour voir l’image cinématographique qu’Akerman nous propose, pour voir sa construction, son intention. À ce moment, la fin du parcours, le réel de son dos, s’avère être ce qu’il est : une image du réel, l’image de son dos en tant qu’invisible à son regard. Nous vivons donc une inversion de sens : ce qui se démarquait du statut d’image, en contraposition à l’image dans le miroir, se révèle image à son tour. Nous ne pouvons être que catapulté.es dans le réel de nous en tant que spectateur.rices, nous dans la salle du Jeu de Paume à Paris en train de regarder une œuvre de Chantal Akerman dans l’exposition Travelling. In the Mirror n’est pas simplement un film, c’est un film qui se déclare en tant que film, c’est un film qui par sa construction nous fait suivre un parcours qui se termine dans l’espace où il est projeté, c’est un film entièrement orienté vers l’espace d’exposition, un film qui nous implique en tant que spectateur.rices. Si le cinéma semble rendre l’invisible réel, c’est par ce qu’il est du cinéma, et ainsi révèle ce réel en tant qu’image, en renvoyant à notre réalité de spectateur.rices, c’est-à-dire à la réalité ultime du cinéma en tant que cinéma, du cinéma qui se dit cinéma (qui suspend la suspension of disbelief de l’immersion), du cinéma qui s’allie à l’espace de sa réalisation pour se faire expanded cinema.

Je me suis concentré sur cette magnifique œuvre, In the Mirror, parce qu’elle me semble montrer au mieux comment Chantal Akerman fait de l’expanded cinema. Ensemble avec In the Mirror, il y a deux autres œuvres dans l’exposition parisienne qui témoignent de cette façon « à la Akerman » de faire de l’expanded cinema : Woman Sitting after Killing (2001) et D’EST, au bord de la fiction (1995). Dans ces trois œuvres majeures, il s’agit toujours du même procédé : l’installation du cinéma dans l’espace ne met pas exclusivement l’accent sur le dispositif cinéma en tant que structure matérielle de projection ou de transmission des images en mouvement. Le point de départ ne semble pas être une réflexion théorique sur le cinéma en tant que médium physique à exposer dans ses mécanismes. Il y a plutôt une nécessité d’expansion dans l’espace qui part du cinéma en tant que vécu, qui part de l’intérieur du film lui-même. C’est depuis l’intérieur immersif d’un film, depuis une scène (du film L’enfant aimé ou Je joue à être une femme mariée, 1971, pour In the Mirror), une séquence (du film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, 1975, pour Woman Sitting after Killing), un travelling (du film D’EST, 1993, pour D’EST, au bord de la fiction) que l’œuvre s’installe dans l’espace, trouve sa forme propre dans l’espace. L’expanded cinema d’Akerman dérive de l’explosion intérieure de son cinéma immersif, laquelle produit l’expansion de ses fragments – comme il est aussi évident, de façon presque paradigmatique, dans Selfportait / Autobiography: A Work in Progress (1998). L’expérience de ces œuvres dans l’espace, pour nous, garde ainsi une continuité parfaite avec l’expérience immersive des séquences filmiques dont les installations dérivent. Nous vivons ainsi une nécessité expérientielle dans ces œuvres, où l’expérience immersive est suspendue et continuée en dehors de l’écran – des écrans. La multiplication prismatique des regards de Jeanne Dielman dans Woman Sitting after Killing, par exemple, occupe l’espace sans rompre avec le vécu singulier (et complexe) de la séquence du film utilisée. Et dans D’EST, au bord de la fiction les travellings du film se multiplient dans les moniteurs de la salle en englobant notre travelling à nous, notre regard sur – ou notre mouvement entre – les moniteurs : l’espace installatif devient cinéma, car il participe à l’immersion des fragments filmiques explosés dans l’espace.

Cette spécificité de l’expanded cinema de Chantal Akerman, qu’on pourrait appeler « extatique », devient encore plus frappante par contraste, quand nous découvrons l’œuvre A Voice in the Desert (2002), qui est une sorte de documentation de l’installation du film De l’autre côté (2002) dans le désert entre les États-Unis et le Mexique. Si dans les trois œuvres le cinéma est le point de départ d’une expansion qui naît de l’intérieur du cinéma – de l’immersion cinématographique – et reste cinéma, expanded cinema, dans A Voice in the Desert la projection semble plutôt réduire l’expérience d’immersion expanded à partir du film De l’autre côté qu’on aurait fait dans le désert. Plus qu’une mise en abyme, A Voice in the Desert est de l’expanded cinema paradoxalement reduced, car sa projection est un morceau de cinéma instrumental où nous ne pouvons que constater la distance avec l’expérience de l’espace dans le désert, qui est une expérience reportée. La déception face à cette installation au Jeu de Paume ne fera que renforcer la compréhension de l’extase du cinéma propre à l’expanded cinema de Chantal Akerman, trait évident des trois œuvres mentionnées auparavant, lesquelles sont sagement concentrées dans les deux premières salles de l’exposition parisienne. Pour cette compréhension, les autres œuvres et matériaux d’archives constituent alors seulement une caisse de résonance fort didactique et utile.

Il serait certainement fascinant de suivre ces résonances pour évaluer si l’« extase du cinéma » qui émerge dans le traitement de l’expanded cinema par Chantal Akerman peut interagir avec le reste de son œuvre comme une clé de lecture intéressante, une perspective captivante. Pour le moment, cela reste une hypothèse de recherche que je laisserai aux grands connaisseurs de l’œuvre complète de l’artiste belge.

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Chantal Akerman – Travelling | Exhibition | Jeu de Paume Paris | 28/9/2024-19/1/2025

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First published: January 06, 2025