Cent mille milliards
[…] Si le film puise beaucoup dans l’imaginaire des contes de fées, les richesses dont Julia parle à Afine sont-elles vraiment l’équivalent moderne des royaumes magiques de ces récits, ou bien incarnent-elles un monde où il n’y a plus de place pour le miracle, la magie et le bonheur éternel ?
Text: Öykü Sofuoğlu
Il existe certains films, rares, qui parviennent à instaurer, dans la matière même de l’image, une ambiance sentimentale et sensorielle si raffinée et profonde que tenter de l’expliquer par des mots ou des phrases alambiquées semble en altérer toute la magie. À travers un parcours de cinéaste modeste mais assez long, Virgil Vernier a toujours été en quête de ces ambiances qui, échappant à la logique du langage verbal, se matérialisent sous le regard attentif de sa caméra. Des mood pieces, des films avec des vibes, comme on le dit souvent pour désigner les films américains du type A24, à ceci près que Vernier a cette particularité de retrouver ces ambiances dans des lieux stériles et inertes, presque des non-lieux, souvent ornés de symboles étincelants de luxe et de richesse, là où il est difficile d’éprouver un sentiment d’appartenance ou de créer des connexions. Présenté cette année dans la compétition internationale du Festival de Locarno, son nouveau film, Cent mille millards, n’y fait pas exception.
Après avoir traversé différents lieux des merveilles du capitalisme, tels que Genève, Andorre ou Sophia Antipolis, Vernier débarque cette fois-ci à Monte-Carlo, royaume (ou plutôt principauté) des casinos où règnent le hasard et l’argent noir. Quoique très peu explicite, le cinéaste a toujours eu un penchant pour des histoires avec des protagonistes féminins et, à cet égard, Cent mille milliards se présente comme une nouveauté – en proposant une exploration de la masculinité et des rôles auxquels on l’associe à travers le personnage d’Afine. La similitude phonétique entre son prénom et celui du personnage de Lewis Carroll pourrait bien être aussi un choix intentionnel plutôt qu’une simple coïncidence imaginée (on ne peut s’empêcher de penser à travers l’injection de botox qu’il s’administre aux lèvres à la magie d’Alice qui la fait grandir !). Âgé de 18 ans, Afine travaille comme escort et vit avec ses trois amies, elles aussi travailleuses du sexe. Il mène une existence flottante et sans but précis, naviguant entre ses clients – un homme noir, adepte de bodybuilding et de fitness, qui paraît plus intéressé à coacher Afine qu’à lui faire l’amour, ou une vieille dame qu’Afine accompagne dans des activités banales et quotidiennes : tours des magasins de luxe, apéros, repas en tête-à-tête. Vernier, en laissant la nature sexuelle de ces rencontres hors champ par des ellipses, semble souligner que c’est moins le désir sexuel que la solitude que l’on cherche à assouvir. Mais quant à Afine, c’est l’absence de la volonté, du désir pour l’autrui ou pour une ultime réalisation de soi, qui caractérisent vraiment son humeur. Même lorsqu’il est avec sa bande d’amies qui, à la différence de lui, cherchent à réussir leur vie tant bien que mal, Afine est distant, dissocié de tout ce qui se passe autour.
Très proche de la manière dont Afine vit son expérience, Cent mille milliards se caractérise par une structure fragmentaire et laconique, parcourue d’un fil temporel souple dont les extrémités nous échappent parfois. Néanmoins, les vacances de Noël, durant lesquelles les amies d’Afine partent à Dubaï, constituent le noyau narratif du récit. Noël chez Vernier, période par excellence des merveilles et des miracles, autant dans l’histoire du cinéma que dans toute forme de récit, revêt Monaco d’une beauté froide et artificielle, illuminée par les vitrines guirlandées des magasins de luxe, où les mannequins semblent plus vivants que les citadins eux-mêmes. C’est durant cette période qu’Afine passe son temps avec Vesna, une thérapeute énergétique d’origine serbe, et Julia, une adolescente dont les parents richissimes ont confié la garde à Vesna, ainsi que leur villa, pour les vacances. Thème crucial parcourant toute sa filmographie, Cent mille milliards illustre également la prédilection du cinéaste pour des personnages déracinés, dans lesquels il se retrouve en partie lui-même. Dans cette villa somptueuse, dépourvue d’ancrage et d’appartenance, Afine, Vesna et Julia cherchent un ersatz d’intimité les uns chez les autres. Même si ce n’est que pour quelques jours, avant que les tensions accumulées ne se déchaînent, ils mettent de côté leurs réalités respectives et se livrent au jeu de la famille – un jeu souligné de façon métonymique dans la scène où Vesna fait semblant de mener une séance de lithothérapie avec Afine et Julia.
Or, la réalité guette Afine à chaque instant – reflétée par l’image récurrente du calendrier de l’Avent qui, tel un compte à rebours, rappelle la séparation imminente. Afine est constamment effrayé à l’idée de se retrouver face à face avec sa propre solitude, à laquelle il s’échappe en se réfugiant dans la compagnie des autres. Il est le Cendrillon qui songe à retarder les cloches de minuit. Alice, Cendrillon, ou la petite fille aux allumettes, figures tragiques dont Afine semble craindre de partager le sort — ou même Raiponce, qui rappelle la petite Julia, enfermée dans ce monde stérile mais sûr que ses parents ont créé pour elle : toute une lignée de personnages dont on retrouve les réminiscences dans Cent mille milliards. Si le film puise beaucoup dans l’imaginaire des contes de fées, les richesses dont Julia parle à Afine sont-elles vraiment l’équivalent moderne des royaumes magiques de ces récits, ou bien incarnent-elles un monde où il n’y a plus de place pour le miracle, la magie et le bonheur éternel ? La vision de Vernier est suffisamment riche et complexe pour contenir, aussi contradictoires soient-elles, ces deux possibilités simultanément : l’impression d’un temps figé, évoqué par le paysage urbain intemporel de Monaco, et celle d’un temps qui fuit, toujours en mouvement, à l’image des nouvelles constructions qui commencent à se dresser à l’horizon — autant de contrastes qui cohabitent au sein du film et se cristallisent de manière encore plus complète dans son titre. Le dernier chiffre prononcé en voix-off par Afine, lorsqu’il les énumère dans l’ordre croissant, cent mille milliards, correspond à une valeur presque inatteignable, tellement immense qu’elle finit par ne plus rien signifier : un simple enchaînement de 1 et de 0, d’une grandeur au-delà de notre compréhension, sans sens concret.
Info
Cent mille milliards | Film | Virgil Vernier | FR 2024 | 77’ | Locarno Film Festival 2024
First published: August 30, 2024