Blue Sun Palace

[…] Tsang laisse volontiers la durée imprimer ses plans et agir comme une puissante révélation des sentiments, des blessures, des affects.

[…] Dans ce film profondément chinois, tout indique que le mode de vie américain demeure une énigme pour les protagonistes exilés, à tout le moins une abstraction.

[…] Tsang filme le regard de Lee-kang sheng comme s’il s’agissait d’un puits sans fond.

Au début de Blue Sun Palace, Didi et Cheung commencent tout juste à s’aimer. Restaurant et karaoké. Les deux tourtereaux donnent de la voix pour interpréter un vieux tube de Faye Wong, égérie pop de Wong Kar-wai. Didi gère un salon de massage avec trois amies dans une rue de Flushing, le quartier chinois du Queens, mais son rêve est d’ouvrir un restaurant à Baltimore avec Amy, la benjamine du groupe. Client de Didi, le débonnaire Cheung ne semble pas faire partie de ces hommes qui demandent que les soins corporels se prolongent en dessous de la ceinture, en dépit de l’écriteau « No sexual service » affiché à l’entrée. Cheung est interprété par Lee Kang-sheng, qui est au cinéma de Tsai Ming-liang ce que fut Jean-Pierre Léaud à celui de François Truffaut : une icône. Mais passé une trentaine de minutes, dans ce dédale de couleurs douces, de reflets irisés, de flottements opalins évoquant certains lieux aperçus chez Hou Hsiao-hsien, Didi disparaît. Alors, comme dans un film de Tsai, des larmes se mettent à couler inexplicablement du plafond de l’établissement. Et comme dans un film de Tsai, c’est à Cheung/Lee-kang sheng que revient de colmater la fuite. L’air de rien, une nouvelle histoire débute. Gros plan sur une Amy endeuillée qui s’est fait la tête de Michelle Reis dans le plan inaugural des Anges déchus, avec cette même façon nerveuse de tirer sur sa cigarette en tremblotant. « C’est curieux, la vitesse à laquelle les gens qu’on aime deviennent des étrangers », souffle-t-elle à Cheung. Le malheureux qui a dû fuir Taïwan parce qu’il y avait contracté des dettes en sait quelque chose. Ce départ forcé a fait de lui un paria aux yeux de sa famille restée au pays, tout du moins quelqu’un qui doit payer, au sens premier du terme. Dans la suite de cette œuvre tout en retenue et en délicatesse, on danse dans les allées d’un centre commercial, à la manière des personnages de Jia Zhangke et c’est autour d’un repas consolateur que les âmes se reconnectent, comme dans Salé, Sucré d’Ang Lee.

Une écriture sous influence

Il importe peu, au fond, de déterminer ce qu’il y a de fortuit ou de conscient dans ce chapelet de références à la Nouvelle Vague taïwanaise et au meilleur du cinéma chinois contemporain. Le fait est que Constance Tsang, qui signe là son premier long métrage de fiction, appartient à une génération curieuse de ce moment où, à partir des années 1980 et jusqu’au milieu des années 2000 en Asie, des auteurs ont inventé de nouvelles manières de montrer, de narrer, d’émouvoir. Des grands noms cités plus haut, la jeune cinéaste new-yorkaise a retenu la rigueur du plan large et statique, le point de vue distancier et les angles désaxés. Ainsi, Tsang laisse volontiers la durée imprimer ses plans et agir comme une puissante révélation des sentiments, des blessures, des affects. Intelligemment, elle laisse le temps à ses images de suggérer ce que les personnages ne peuvent exprimer avec des mots. Cette poésie de l’allusif est soutenue par une approche organique de l’espace, de la temporalité et de la couleur – essentiellement ce bleu rappelé par le titre, de plus en plus sourd à mesure que le récit semble stagner dans une poignée de lieux clos et claustrophobes.  

Bien sûr, en montrant l’acteur fétiche de Tsai Ming-liang dans des attitudes (son jeu apathique et détaché, son mutisme, sa présence opaque) et des situations (principalement liées à la satisfaction de ses besoins physiologiques : manger, fumer, se faire masser, dormir…) déjà identifiées dans les œuvres du metteur en scène taïwanais, Constance Tsang ne cache pas sa fascination pour l’univers de ce dernier et encoure le risque de l’hommage trop appuyé. Pour autant, la présence de ce corps qui a incarné à nul autre pareil l’idée de déréliction dans le cinéma asiatique moderne, sonne ici comme une évidence en regard de ce que la réalisatrice tient à exprimer : l’incommunicabilité entre des êtres à l’identité liquide, fuyante. De ce point de vue, la mélancolie aqueuse de Lee-kang sheng, dont elle filme le regard comme s’il s’agissait d’un puits sans fond, sert parfaitement son propos. Du reste, il est intéressant d’observer comment, ces dernières années, une nouvelle génération de cinéastes américains issus de l’immigration asiatique se sont inspirés de leurs expériences personnelles de la mémoire, de la double-culture, du sentiment de non-appartenance, pour tisser la matière de leurs premiers longs métrages – citons quelques beaux précédents au film de Constance Tsang tels que Past Lives de Céline Song ou Softshell de Jinho Myung.

Exil et désenchantement

La force de Blue Sun Palace tient aussi à la tendresse du regard qu’il porte sur les ressortissants les plus fragiles de cette communauté d’expatriés chinois basée à New York. Le choix du lieu où se concentre l’essentiel de l’action, un salon de massage, et sa situation en semi-sous-sol, illustrent cette volonté de filmer ces travailleurs invisibles condamnés à vivoter au niveau le plus bas de la société, à hauteur de bitume. L’établissement en lui-même est révélateur, par son ambivalence – un endroit de réconfort mais aussi d’exploitation, de sororité mais aussi d’oppression – de la condition précaire, clandestine, des femmes qui y logent. Les autres lieux arpentés sont du même acabit : restaurants de rue, décors aseptisés de karaoké, galeries marchandes tels qu’on peut en voir dans n’importe quelle mégapole asiatique. À ce titre, Blue Sun Palace ne prétend jamais être un film sur New York, dont la texture visuelle et sonore est maintenue hors du champ de la caméra. Dans ce film profondément chinois, tout indique que le mode de vie américain demeure une énigme pour les protagonistes exilés, à tout le moins une abstraction. À cette impersonnalité de l’espace répond une forme d’asservissement du corps féminin par les hommes, Amy en faisant l’amère expérience avec un client. Quant à Cheung, ce père de famille las de constater que le seul lien l’unissant encore à son épouse et à sa fille est celui de l’argent, il symbolise la faillite d’un modèle patriarcal qui apparaît ici à bout de souffle.

Quand la violence surgit et que Didi est tragiquement évacuée du champ, le récit se recentre sur Amy et Cheung et leur tentative de reconstruction mutuelle. La cinéaste entame alors une partition romanesque aux résonances hitchcockienne dans laquelle Cheung, l’amant de la défunte, va tenter de rejouer avec Amy les instants les plus mémorables de son idylle avec Didi. Voici qu’il commandera pour la jeune femme le même plat dans le même restaurant, l’invitera à chanter le même refrain dans le même karaoké. Le festin aura, comme dans Sueurs froides, un goût de réchauffé et la fête se révélera bien plus triste que prévu. À la question de ce qu’il subsiste d’une amitié ou d’un amour après la mort, le film répond que l’on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau. À travers sa construction, son positionnement artistique, sa filiation assumée et son dernier plan séquence aussi bouleversant qu’élégiaque – le visage de Lee-Kang Sheng qui s’estompe lentement dans la nuit océanique – Blue Sun Palace se demande aussi ce qu’il reste aujourd’hui d’un cinéma qui nous a enthousiasmés mais dont l’heure est désormais passée. Sincère dans ses intentions et dénué de l’ironie ou de la sophistication propres à certains des films avec qui il se plaît à dialoguer, le long métrage de Constance Tsang ne se contente pas d’en proposer une réactivation nostalgique ou une synthèse chimiquement pure, il en prolonge le geste en s’affranchissant de ce qui chez lui a su le moins résister à l’épreuve du temps.

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Blue Sun Palace | Film | Constance Tsang | USA 2024 | 117’ | CH-Distribution: First Hand Films

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First published: May 11, 2025