Beatrix

[…] D’une certaine manière, «Beatrix» prend au pied de la lettre ce refrain entonné par Anna Karina dans «Pierrot le Fou» – « Qu’est-ce que je peux faire, j’sais pas quoi faire. » Il fait de cette ritournelle fameuse, emblématique selon Gilles Deleuze de l’avènement d’un nouveau langage cinématographique libéré des contraintes de l’image-action, non seulement son programme, mais un manifeste.

[…] Le temps exposé dans «Beatrix» est tour à tour trivial, cocasse, indolent. Parfois ennuyeux pour la protagoniste (incarnée par la bien nommée Eva Sommer, impressionnante de justesse et de magnétisme), il ne l’est jamais pour nous, du fait d’un art de l’image maîtrisé de bout en bout.

Text: Nicolas Bézard | Audio/Video: Ruth Baettig, Emilien Gür

Podcast

Beatrix | Interview with Lilith Kraxner

Interview by Ruth Baettig and Emilien Gür with Lilith Kraxner at the Bildrausch Filmfest Basel 2022 about her and Milena Czernovsky's film «Beatrix» | Production: Nicolas Bézard and Olivier Legras

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Filmer l’été. Capter les sons, les textures, la lumière propre à cette saison. Mieux : réactiver cette sensation précieuse car se rattachant à l’enfance et à l’adolescence : celle de se retrouver, au seuil des grandes vacances, devant cet « immense temps libre », ce « bien trop de temps qui nous enveloppe comme un terrain vague », pour reprendre une belle formule Jean Baudrillard. Les cinéastes qui sont parvenus à inscrire ce flottant et vertigineux sentiment de l’été dans la matière même de leurs longs métrages ne sont pas si nombreux. Citons ici et pêle-mêle Jean-Luc Godard (Pierrot le Fou), Johan Van Der Keuken (Les Vacances du cinéaste), Eric Rohmer (Le Genou de Claire, Pauline à la plage, Le Rayon vert, Conte d’été), Takeshi Kitano (Sonatine), Jean-François Stevenin (Mischka) ou encore Ulrich Köhler (Bungalow). Liste incomplète, purement subjective, et à laquelle il conviendrait donc aujourd’hui de rajouter les noms de Lilith Kraxner et de Milena Czernovsky, auteures d’un remarquable premier film réalisé à quatre mains : Beatrix.

D’une certaine manière, Beatrix prend au pied de la lettre ce refrain entonné par Anna Karina dans Pierrot le Fou – « Qu’est-ce que je peux faire, j’sais pas quoi faire. » Il fait de cette ritournelle fameuse, emblématique selon Gilles Deleuze de l’avènement d’un nouveau langage cinématographique libéré des contraintes de l’image-action, non seulement son programme, mais un manifeste.

C’est l’été dans une propriété des environs de Vienne. Beatrix, une jeune femme à qui il revient de garder les lieux, s’adonne à l’oisiveté de journées qui s’égrènent lentement, rythmées par des tâches domestiques et les apparitions sporadiques de quelques visiteurs. Beatrix arrose le jardin, passe l’aspirateur, consulte le télétexte – dont il fallait bien un film pour nous rappeler, au 21e siècle, l’existence –, somnole devant des documentaires animaliers ou improvise une séance d’essayage devant le miroir. On la regarde dresser une table pour des invités d’un soir, se faire belle dans l’attente d’un prétendant qui sera finalement éconduit. Plus tard, armée d’une paire de ciseaux, elle coupe ses cheveux à ras devant la glace. Les traits de son visage changent. Les sentiments qu’on y lit aussi. Le film fait la chronique d’un temps languide, d’un avenir indécidable, d’un confinement doux-amer. Un temps fait de petits riens et de grands rêves qu’on ne connaîtra jamais, les réalisatrices ayant l’intelligence de nous épargner toute psychologie inutile.

Avant de devenir un art narratif, le cinéma était, selon Henri Langlois, un art plastique – la preuve étant ces toutes premières vues des frères Lumière qui s’attachaient à montrer le réel plutôt qu’à le raconter. Beatrix nous rappelle au bon souvenir de cette évidence en convoquant les infinies possibilités expressives du filmage en plans-séquences fixes et distanciés, du tournage en pellicule, du format carré. Ce détour par le cinéma des origines – qui déjà contenait en puissance ce qui sera un jour réhabilité par la modernité : la non-injonction des images à une quelconque intrigue, la présentation directe de durées « improductives » et « inefficaces » en regard des canons habituels de la dramaturgie – est d’autant plus réjouissante (et émouvante) que les réalisatrices sont toutes deux très jeunes (une vingtaine d’années) et qu’elles portent avec audace le geste le plus transgressif qu’on puisse encore oser au cinéma aujourd’hui, loin devant l’exhibition du sexe ou de la violence : montrer le temps.

Le temps exposé dans Beatrix est tour à tour trivial, cocasse, indolent. Parfois ennuyeux pour la protagoniste (incarnée par la bien nommée Eva Sommer, impressionnante de justesse et de magnétisme), il ne l’est jamais pour nous, du fait d’un art de l’image maîtrisé de bout en bout. À l’utilisation subtile de la couleur répondent des cadrages très précis, qui génèrent sans cesse de l’hors-champ et maintiennent les plans dans une forme de tension latente, hypnotique. Polarisée autour de gestes, d’attitudes corporelles, d’expressions de visages ou de micro-événements anodins – récurer un four, découper un gâteau, insérer un coton tige dans la grille d’un ventilateur – les séquences rendent compte d’une expérience physique du personnage, et du rythme particulier qui naît de son interaction molle avec son environnement. L’écriture fragmentaire s’attache notamment à restituer le passage du temps et son effet sur le corps de Beatrix en mettant l’accent sur ses cheveux, ses poils et ses ongles qui lentement repoussent, et qu’il faut bien un jour couper. La fragmentation est aussi ce qui construit ici un espace de cinéma fascinant : si Beatrix se déroule entièrement au sein d’une maison et d’un jardin, chaque plan est, comme dans un film d’Ozu, un espace en soi, déconnecté du suivant, si bien qu’il nous est difficile de reconstituer mentalement la topographie des lieux. Cette vision partielle suscite des interstices, ouvre des espaces vides que le long métrage nous invite à combler avec notre propre ressenti des choses. Ce dispositif fait de Beatrix une œuvre sensible que tout un chacun peut activer, habiter, autant que contempler. 

J’évoquais la jeunesse de Lilith Kraxner et de Milena Czernovsky, encore actuellement en études aux Beaux-Arts et à l’Université de Vienne. Cette précocité tend à s’effacer derrière l’étonnante maturité artistique qui se dégage de leur travail de cinéaste, maturité concrétisée par cette volonté de faire confiance au spectateur et de ne jamais trahir le matériau sur lequel repose leur film, à savoir le réel. Dans cette optique, Beatrix a été conçu sans musique additionnelle, mais avec l’idée de proposer une bande son attentive aux bruits qui peuplent la maison et ses environs : pépiements d’oiseaux, bruissements de la végétation, mastication d’une feuille de salade, grincement des marches d’un escalier… Cette partition bruitiste confère au film sa pulsation discrète, et donne le sentiment que la maison vit, qu’elle respire et possède une sorte de langage qui lui est propre. Un même souci d’honnêteté et de refus de l’artifice semble avoir guidé la directrice de la photographie, Antonia de la Luz Kašik. Cette dernière a filmé chaque séquence avec la lumière qu’elle avait à sa disposition, celle du soleil ou des éclairages déjà présents dans la maison, sans avoir recours à des projecteurs supplémentaires. Cette photographie sans fard, qui ne cherche pas la séduction, est en parfaite adéquation avec le projet qui se propose de redonner le pouvoir à des situations considérées d’ordinaire comme indésirables car trop insignifiantes dans l’économie globale d’un long métrage de fiction.

J’ai cité précédemment Pierrot le Fou. Il faudrait convoquer un autre jalon important du cinéma moderne pour dire dans quelle continuité esthétique s’inscrit la proposition de Milena Czernovsky et de Lilith Kraxner. Il s’agit de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, de Chantal Akerman. Cette autre grande expérience de la domesticité et de la durée féminine accomplissait déjà ce rêve d’un cinéma mettant en scène son propre statut à fasciner, en montrant dans leur plénitude les menus gestes de la trivialité quotidienne. Possédant les mêmes qualités d’observation, de rigueur formelle et d’intransigeance éthique que son aîné, y ajoutant un talent certain pour saisir l’essence même d’une saison, d’un âge de la vie, d’un vertige ou d’un désir naissant, Beatrix est, qu’on se le dise, ce tube de l’été indémodable célébrant l’éclosion d’un duo sur lequel il faudra forcément compter.

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Beatrix | Film | Lilith Kraxner, Milena Czernovsky | AT 2021 | 90’ | Bildrausch Filmfest Basel 2022

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First published: June 29, 2022