Autour de Luisa

[…] La proposition de la réalisatrice est subtile comme l’est la partition musicale qui cherche, tâtonne, décline des états d’âme aux accents de la voix de la chanteuse, qui sans maniérisme chante la poésie des textes de son mentor.

[…] L’idée simple et ambitieuse d’une adéquation narrative entre images et musiques tient le film dans sa respiration propre, elles sont ensemble les parties constitutives de sa cohérence dramaturgique.

[…] «Autour de Luisa» s’affirme progressivement par des décisions assumées, qui donnent aux scènes filmées en plans plus longs, en liens plus organiques avec les personnages, une densité crédible, une justesse quant à l’ancrage des événements dans la normalité de vies communes.

Text: Jean Perret

TOURNÉE DE MUSIQUES

C’est au quotidien, sans éclats particuliers, que ce groupe de musique rock-blues avec réminiscences country se déplace de salles de concert en clubs et bars. Celui qui tient le devant de la scène est Julien (Bertrand Belin), guitariste émérite et compositeur. Luisa (Pieta Brown) est la chanteuse et amie de cœur de Julien dont elle met en voix avec sensualité, tendance sotto voce, les textes. Il est le leader du groupe, elle le personnage pivot du film.

Presque toutes et tous, dans cette petite troupe de six personnes, portent la quarantaine avec une nonchalance que mâtinent quelque fatigue et découragement. Autour de Luisa aménage bien entendu les rebondissements nécessaires au développement du récit d’Olga Baillif, réalisatrice genevoise d’origine hongroise de près de 50 ans formée à l’INSAS, Bruxelles — parce qu’à l’époque la HEAD et son Département Cinéma n’existaient pas comme c’est le cas aujourd’hui ! Ce film est son premier long métrage de fiction, après un documentaire en 2004, Kint, de l’autre côté, exploration de la mémoire familiale tue après l’exil face à l’insurrection hongroise de 1956.

Alors, le groupe est rejoint par une percussionniste plus jeune, qui a de l’entrain et de l’allant ! Ses propositions lors des répétitions ne sont guère du goût de Luisa, qui incarne le mode de vie quelque peu alangui du groupe. Mais c’est surtout l’irruption de son père lors d’un concert qui provoque un trouble progressivement envahissant. En quelques mots — les dialogues sont rares —, est dit le ressentiment douloureux de Luisa à l’endroit de cette figure paternelle absente. Lui, pianiste professionnel classique n’a eu cure de sa fille. Comment donc entendre pour Luisa l’appel de ce père venu lui apprendre le cancer qui le condamne à court terme ?

Le film raconte en creux l’avènement d’une crise existentielle, qui affecte le couple comme le groupe musical. Différents éléments dramaturgiques sont disposés pour produire des tensions faites de confrontations et de violences sur fond d’une trame psychologique réaliste. La réalisatrice place de petits cailloux le long du récit, des indices de l’évolution de la situation. La pomme gâtée en son cœur, immangeable, la robe de scène déchirée et la nouvelle à acheter qui met le groupe en retard, la présence intempestive d’un photographe fan de la chanteuse... Cependant, Olga Baillif tient en toute conscience à distance de sa mise-en-scène les effets de manche qui réduiraient ce récit à un lego psycho-spectaculaire. Elle bride avec doigté les élans “fictionnants” et sait suggérer les termes d’un mal-être tel qu’ils se logent dans les interstices des habitudes de la vie au jour le jour.

La proposition de la réalisatrice est subtile comme l’est la partition musicale qui cherche, tâtonne, décline des états d’âme aux accents de la voix de la chanteuse, qui sans maniérisme chante la poésie des textes de son mentor. Luisa n’a de cesse d’écrire elle-même, mais en vain, une chanson, le groupe va en studio pour enfin enregistrer un nouveau disque, mais la chanteuse fait défaut, certains concerts sont sans relief, la route est par moments épuisante et produit des lassitudes insidieuses, un projet de tournée au Japon reste incertain...

Est-il besoin de dire qu’Olga Baillif a tenu à engager des musiciens professionnels, tous les concerts étant enregistrés en son direct, bien entendu ! Pieta Brown est une chanteuse et musicienne et c’est jusqu’aux États-Unis que la réalisatrice étendit le casting pour la convaincre de s’associer au film. Quant à Bertrand Belin, auteur compositeur et musicien français, il fut chargé d’écrire expressément pour ce projet paroles et musiques. L’idée simple et ambitieuse d’une adéquation narrative entre images et musiques tient le film dans sa respiration propre, elles sont ensemble les parties constitutives de sa cohérence dramaturgique.

Le film cherche et trouve progressivement sa voix, sa voie ; en filigrane, ses choix esthétiques en témoignent. L’histoire de Luisa est en quelque sorte doublée par l’histoire même du film en train d’advenir. À l’abri des afféteries scénaristiques et de ses coups de force velléitaires (qui sont légion dans la fiction de tous les jours !), Autour de Luisa s’affirme progressivement par des décisions assumées, qui donnent aux scènes filmées en plans plus longs, en liens plus organiques avec les personnages, une densité crédible, une justesse quant à l’ancrage des événements dans la normalité de vies communes.

Le travail mis en œuvre par le film est d’une modestie faite de grandes exigences. Il fait état de son désir de disponibilité à l’endroit d’événements non scriptés. Quand Luisa s’inquiète enfin de la santé de son père en téléphonant à sa mère, à la tombée de la nuit, pendant les prises de vue, la pluie commence à tomber et une brise à souffler dans la frondaison d’un arbre. Et le film sait accueillir cette météo imprévue, plutôt que d’aller se mettre à l’abri. Un cadeau inattendu. Encore faut-il que la caméra à ce moment-là soit bien placée, à la fameuse “juste distance”, ce qui est le cas. Le plan ne s’appesantit bien entendu point sur ce moment de grâce. Montage aux aguets, coupe franche. Élégance d’un film qui raconte sa confiance inquiète en la vertu de ruptures roboratives.

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Autour de Luisa | Film | Olga Baillif | CH-BE 2018 | 85’

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First published: December 10, 2018