April

[…] Pour Dea Kulumbegashvili le geste de création appelle l’élaboration radicale d’un temps et d’un espace de fiction enracinés dans les paysages de la Géorgie contemporaine.

Text: Jean Perret

Le franchissement du seuil d’April de la cinéaste géorgienne née en 1986 dans la partie géorgienne de l’Ossétie et établie aujourd’hui aux États-Unis, appelle de la part du spectateur une disponibilité sans laquelle il serait abandonné sur le pas de la porte. Une figure fantomatique avance faiblement dans une lumière blafarde. Apparition d’outre-tombe, cadavre en voie d’effondrement, figure cadavérique qu’une grande vieillesse porte aux confins de la vie, jamais bien sûr Dea Kulumbegahvili n’en explicitera l’identité ni la fonction narrative. Cette présence accompagne jusqu’à son terme les personnages qui en pressentent la réalité jusqu’à la prendre, pour ce qui concerne le personnage masculin principal, dans leurs bras. Un espace énigmatique est ainsi aménagé en ouverture du récit, très vite bousculé par une scène d’accouchement. En durée réelle pour sa dernière phase, en un seul plan, caméra fixe posée face à la parturiente, la venue au monde douloureuse d’un enfant mort-né nous est ici imposée, plutôt que proposée.

Bien sûr, pour Dea Kulumbegashvili le geste de création appelle l’élaboration radicale d’un temps et d’un espace de fiction enracinés dans les paysages de la Géorgie contemporaine. Nina, la gynécologue obstétricienne de haute compétence, personnage central, inspire plus de méfiance que d’admiration. N’est-elle pas soupçonnée de pratiquer dans les campagnes des avortements strictement interdits. Nous en suivons les déplacements et les solitudes alors que sa carrière est en danger suite à une accusation portant sur une erreur médicale qu’elle aurait commise. L’intrigue est peu de choses en elle-même, sinon qu’elle révèle une société réactionnaire arc-boutée sur des valeurs patriarcales. Des abus sexuels, des enfances et des adolescences meurtries par des mariages et des grossesses imposées font partie d’un mode de vie établi. Dea Kulumbegashvili est issue de cette culture et révèle dans un entretien que sa mère avait 17 ans quand elle accoucha d’elle.

La mise en scène fait une entière confiance aux spectateurs en ne donnant pas tout à voir dans ses cadrages (le plan de l’accouchement inaugural fait exception). Elle découpe dans l’espace avec une précision qui tient d’un regard mobilisé et qui favorise une concentration entière sur ce qui est filmé. Il convient de saluer le remarquable travail d’Arseni Khachaturan, né à Minsk en Biélorussie en 1993, son directeur de la photographie et complice de travail le plus proche. Les plans de l’avortement, de la panne en rase campagne sous un ciel d’orage tonitruant, des conduites à grande vitesse entre des villages esseulés, sont d’ores et déjà des références, réhaussés par une partition sonore impressionnante. Les bords francs des cadres appellent ce qui est hors du champ de l’image. Les facultés d’intelligence et d’émotion sont stimulées, au spectateur de voir le non montré, de lui donner sens. Cette sollicitation du spectateur est d’autant plus manifeste que la durée des plans est d’une consistance dense. Les prises de vues durent afin de voir pour de vrai ce que le cadre détaille et cache.

Dea Kulumbegashvili dit que le film concerne le être une femme, en son corps également. Nina, interprétée intensément et tout à la fois en retenue par Ia Sukhitashvili, se donne à ses désirs sexuels sans ambages au hasard de rencontres brèves et parfois violentes. La cinéaste filme son corps dénudé, comme celui du médecin-chef. Les images ici ne cachent point l’anatomie intime des personnages. Abruptes, elles sont néanmoins à l’abri de toute complaisance et dessinent les liens organiques entre le paraître, le gestus social, et l’être habité de pulsions enfouies en lui. La momie quant à elle semble alors pouvoir être une passeuse entre ces univers.

Le récit vit par ailleurs de respirations inattendues, de plans fixes ou non de paysages de campagne, champs de fleurs aux couleurs éclatantes et ciels animés par des nuages indolents ou menaçants. La cinéaste sait filmer la nuit et ses pénombres, le jour et ses éclats, qui sont autant d’espaces à dimension mentale propices à la réflexion.

April décale l’attention, cadre et décadre, sait tout de la concentration du regard par la vertu des plans larges comme des gros plans dont les évidences sont fondées sur des temporalités consistantes. Il tranche, retranche, insiste, embrasse dans sa vision la complexité par maints aspects douloureuse de réalités sociales et culturelles. Et Dea Kulumbegashvili d’engager ainsi avec ce deuxième long métrage un geste de cinéma dont on sait désormais qu’il nous importe.

 

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April | Film | Dea Kulumbegashvili | GEO-FR-IT 2024 | 134’ | FIFDH Genève 2025

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First published: March 21, 2025