Amor fati

[…] C’est bien d’une intimité filmique qu’il est question, festonnée par la rigueur du cadre, la durée des plans, les angles de prises de vue, la maîtrise de la lumière et les performances de la bande-son.

[…] De manière remarquable, le montage des différentes rencontres noue le bouquet de ces éléments hétérogènes.

Text: Jean Perret | Audio/Video: Jorge Cadena

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Text: Jean Perret | Reading: Davide Brancato | Editing: Jorge Cadena

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Toutes ces personnes que la réalisatrice portugaise réunit dans Amor Fati ne sont pas comme ça, dans leur vraie vie. Même si on en découvre ici quelques fragments. Dans leur vraie vie, ils doivent bien parler en abondance, entretenir des liens sociaux, travailler, manger, s’adonner à mille tâches du quotidien — or ils ne parlent guère, ne conversent point, fréquentent peu, ne sont pas occupés professionnellement, ne s’alimentent guère… avec certes quelques exceptions. Les images cadrées avec rigueur et vigueur, caméra stable, évacuent le hors champ des protagonistes, dégagés ainsi des aléas d’anecdotes distractives.

Et par ailleurs, bien sûr, il s’agit des vraies vies de cette vingtaine de personnes, leurs vraies vies telles que les constitue le film. La mise en scène de ces hommes, femmes et animaux transforme ces personnes en personnages. Le casting entièrement fait au Portugal fut de longue haleine. Au final, le film accueille deux très vieilles sœurs bigotes au seuil de la mort, une mère enceinte, qui accouche à la fin du film, et sa fille presque pubère, un homme des bois à la chevelure blanche comme la robe de son cheval, un fauconnier, deux sœurs musiciennes et leur père, violoncelliste émérite, deux jeunes hommes en fusion narcissique, sans oublier le fils aveugle et sa mère ange gardien, ni la drag queen et son minuscule chien, ni encore les jumelles restauratrices chaussant d’identiques pantoufles roses.

Claudia Varejão signe elle-même la photographie de son film. Pour la plupart fixes, ses plans rapprochés prennent le temps d’observer ; ils paraissent être en quête de moments, de silences, de gestes aux mille significations, donnant en partage au spectateur le temps d’imaginer plus avant ces existences. Cependant, le parti pris est radical : nous ne saurons rien de plus de personne, sinon ce que contient la stricte temporalité des images. Aucune explication ni commentaire ne parasitent la présence de tout ce petit monde.

La bande-son est chargée de rendre les voix, les bruits, les musiques, avec une impressionnante précision — rien ne paraît lui échapper. Effet de transparence qui œuvre à convaincre les spectateurs de l’intimité qui lia Claudia Varejão à ses personnages. La façon qu’a la réalisatrice d’inventer cette fameuse juste distance, c’est-à-dire de garder la bonne distance lors des rencontres, force l’attention : toutes touchantes que puissent être certaines scènes, voire émouvantes, toujours pudiques, jamais elles ne cèdent au larmoyant ni au pathétique.

C’est bien d’une intimité filmique qu’il est question, festonnée par la rigueur du cadre, la durée des plans, les angles de prises de vue, la maîtrise de la lumière et les performances de la bande-son. Rien n’est laissé au hasard d’une hésitation, d’un flou, d’un trébuchement. Ceci signe la réussite de Amor Fati, à laquelle néanmoins paraît faire quelque peu ombrage le fantasme d’une maîtrise par trop volontariste, qui s’emploie par là même à effacer les marques de ses interventions, les effets de ses intrusions. En contre champ, on peut penser aux rencontres filmées par Robert Kramer dans Route One ou par Johan van de Keuken dans Face Value, par exemple, afin de prendre la mesure de l’aventure différente et singulière, qu’entreprit Claudia Varejão.

Encore fallait-il que Amor Fati échappe au piège du catalogue hétéroclite ! De manière remarquable, le montage des différentes rencontres noue le bouquet de ces éléments hétérogènes. Les fils sont tricotés en mailles serrées mais fluides, les passages d’un univers à un autre sont thématiques, plastiques, surprenants souvent, les micros-récits se développent en épisodes, sans récurrences systématiques. Si le film est au meilleur de l’essai, c’est dans son architecture narrative, qui pied à pied, en un rythme mesuré, déploie ce grand récit. Celui-ci prend progressivement consistance, préoccupé par les liens d’amour, d’amitié, de tendresse, de pulsions maternelles, paternelles, fraternelles et sororales, qui feraient barrage aux violences de domination et autres actes d’humiliation de toutes les sortes.

L’un des fils rouges particulièrement structurants est celui des films de famille des deux sœurs aimées de leur maman dont on apprend à la fin le décès. Le film dans le film ! Belle mise en abîme de l’ambition de Amor Fati : cette histoire est en écho de toutes celles esquissées, faites de joies, de passions, de patiences, de croyances, d’identités contrastées, de deuils. Et de bonheurs, ô combien. Celui de la famille arménienne emporte l’émotion, quand les sœurs et le père jouent ensemble de la musique. Le jeu de leur vie et de ce film, qui donne sans nostalgie, gravement, le la de l’amour de son destin.

 

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Screenings in December 2021 at the Stadtkino Basel

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Amor fati | Film | Claudia Varejão | PT-FR-CH 2020 | 102’ | Visions du Réel 2020, Solothurner Filmtage 2021

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First published: May 01, 2020