A Girl Missing

[…] Les transitions entre les deux lignes narratives sont franches, inattendues, et cela participe de la désorientation voulue par le cinéaste, qui reprend à son compte un vieux précepte hitchcockien de la direction de spectateur : à chaque indice livré, une fausse piste semée.

[…] Fukada emprunte alors les chemins archi-balisés du film de vengeance sur fond de pugilat médiatique et déroule un programme orphelin de ce caractère plurivoque qui faisait justement le sel de ses images.

[…] Le sentiment qui préside à la découverte de cette femme au visage de cire est d’un autre ordre, fait de séduction et de répulsion mêlées, embarrassées, indécidables.

Kōji Fukada tarde à confirmer les espoirs placés en lui depuis Au revoir l’été, ce beau film rohmérien qui le fit connaître sous nos latitudes à la fin de l’année 2013. Avec Harmonium puis Sayōnara, ses deux longs métrages suivants, le scénariste/réalisateur rompait avec la légèreté solaire de l’opus préalablement cité pour explorer les méandres plus obscurs du drame psychologique et de la science-fiction. Mais ces deux incursions dans le cinéma de genre avaient tôt fait de tomber dans des travers d’écriture rédhibitoires qui laissaient une vague impression de gâchis en regard des riches possibilités que leurs postulats offraient.

A Girl Missing donne à Fukada l’occasion de poursuivre une collaboration entamée depuis Harmonium avec son actrice Mariko Tsutsui. Elle incarne ici Ichiko, infirmière à domicile qui prodigue des soins à une artiste âgée vivant sous le même toit que ses deux petites filles et leur mère. Grâce à ses compétences et à sa bonne humeur communicative, Ichiko devient rapidement incontournable aux yeux de ces quatre femmes, notamment auprès de Motoko, l’aînée de la fratrie. Cependant, la vie de l’infirmière bascule lorsque Saki, la plus jeune sœur, est victime d’un kidnapping. L’adolescente est retrouvée vivante et sans trace de violence apparente, mais le suspect arrêté par la police se révèle être le neveu d’Ichiko, qui les avait présentés l’un à l’autre quelques jours plus tôt. Se sentant coupable, Ichiko s’en confie à Motoko qui la prie de tenir secret ce lien de parenté, au prétexte que cela romprait l’harmonie de la famille. L’infirmière se tait, mais est vite rattrapée par un article de presse à scandale l’accusant d’être l’instigatrice de l’enlèvement de Saki.

De manière assez habile, Fukada brise la linéarité de son intrigue en développant, en contrepoint de l’histoire d’Ichiko, celle d’une autre femme qui nous est présentée sous le nom de Risa Uchida. Très différent dans sa façon de s’habiller, de parler ou de se mouvoir, ce personnage opaque est au cœur d’une seconde chronologie qui suit un développement parallèle à la première. Il y est question d’un jeu de séduction entre cette quadragénaire sophistiquée interprétée à nouveau par Mariko Tsutsui et un coiffeur prénommé Kazumichi, qu’elle rencontre en poussant les portes du salon où ce dernier exerce.

à chaque indice livré, une fausse piste semée

Selon un procédé classique d’allers-retours entre deux fils conducteurs, le film nous invite à remonter lentement le cours de l’histoire d’Ichiko pour arriver à celle de Risa. Nous ne trahirons aucun secret en avançant que ces deux identités sont en réalité les deux faces d’une même personne. Cependant, Fukada prend un malin plaisir à déjouer cette hypothèse et nous prive des indications spatiales ou temporelles qui nous permettraient de raccorder les deux contextes. Tant que les pièces de son puzzle scénaristique demeurent éparpillées — ce qui est le cas dans la première moitié du film — A Girl Missing distille un sentiment diffus d’inquiétante étrangeté. Les transitions entre les deux lignes narratives sont franches, inattendues, et cela participe de la désorientation voulue par le cinéaste, qui reprend à son compte un vieux précepte hitchcockien de la direction de spectateur : à chaque indice livré, une fausse piste semée. Mais lorsque la mère de Saki découvre le lien unissant Ichiko au ravisseur de sa fille, la mécanique du récit s’emballe et accumule les rebondissements improbables, condamnant du même coup le projet de drame à combustion lente que les scènes liminaires laissaient présager.

des difficultés d’écriture

Fukada emprunte alors les chemins archi-balisés du film de vengeance sur fond de pugilat médiatique et déroule un programme orphelin de ce caractère plurivoque qui faisait justement le sel de ses images. L’écriture se verrouille à mesure que le mystère se dissipe, et par un surprenant mouvement de rétropédalage, saborde des idées jusque-là esquissées et qui n’aspiraient qu’à être approfondies. L’attachement trouble de Motoko envers Ichiko débouche sur une énième variation autour de l’amour non réciproque et de la jalousie maladive. Le thème de la sauvagerie refoulée, présent dans le segment s’intéressant à Risa — ce rictus qu’elle répète dans le salon de coiffure, et qui la fait ressembler à un poisson au bord de l’asphyxie, ces séquences rêvées où nous la surprenons en train de mimer un chien. Ces questions autour de la part d’animalité qu’il y a en nous sont escamotées pour ne servir qu’une métaphore maladroitement appuyée : la risible séquence du rhinocéros en rut.

Pour raccorder les fils devenus trop apparents de son scénario, Fukada est contraint de nous révéler sur le tard des éléments bien peu crédibles sur le passé de sa protagoniste. De la même manière, des figures devenues inutiles ou encombrantes dans l’économie rabotée du récit se voient effacées d’un coup d’ardoise magique, la palme revenant à cette mort par suicide de la sœur d’Ichiko, qui du reste ne tenait aucun rôle significatif. Cet exemple de lacune dans la caractérisation permet de pointer la faiblesse principale de ce long métrage : son incapacité à susciter chez nous le moindre sentiment d’identification ou d’empathie. Un défaut d’écriture qui concerne aussi la façon dont nous sont présentés les enjeux qui relient les différents personnages : à l’exception de la relation Motoko/Ichiko, les autres couples peinent à exister de manière authentique à l’écran.

Cette indigence semble rejaillir sur l’écriture cinématographique elle-même, de plus en plus pauvre à mesure que le récit s’achemine vers son dénouement. Le recours quasi systématique au plan rapproché trahit un manque notoire d’inspiration dans la mise en scène. Photographiées sans génie, les situations s’enchaînent de façon arbitraire dans des environnements — cafés, appartements, rues — qui apparaissent interchangeables, et n’appellent aucune interaction avec les corps des acteurs. Plutôt que de générer une tension ou des effets rythmiques en phase avec le suspense voulu par l’intrigue, le montage se refuse à monter en épingle un moment par rapport à un autre. L’impression qui en découle est une sorte de platitude généralisée où les images se nivellent toutes en une matière molle, indolore, qui peine à nous enthousiasmer.

visage vu de profil – visage double

Yokogao, le titre japonais de A Girl Missing, signifie littéralement « visage vu de profil ». C’est peut-être dans cette dualité toute bergmanienne des visages, des personae propres à chaque individu, que se logeait la promesse du grand film que le réalisateur, rattrapé par ses démons, n’a pas su livrer. Ce visage est celui d’une comédienne sexagénaire, Mariko Tsutsui, à qui échoit ici le rôle d’une femme de vingt ans plus jeune. Choix de casting sans nul doute assumé par Kōji Fukada qui cultive, film après film, un goût prononcé pour les dissonances — de la nature de celle qui faussait la mélodie jouée à l’harmonium dans son œuvre du même nom. Peu intéressé par la perspective d’un jeu de construction dramatique voué à maintenir le spectateur en haleine, c’est avant tout ce visage que le cinéaste semble désireux d’interroger. D’emblée, il l’offre à notre regard et nous invite à le détailler sous tous ses angles, à le « dévisager », installant son actrice dans une situation statique qui la confronte à son propre reflet. Ce qui se donne alors en spectacle est l’apparence d’un visage féminin sans âge, plastiné, remodelé selon des standards de beauté désormais mondiaux – yeux débridés, nez adouci, lèvres retravaillées pour correspondre au duckface, cette mimique prisée des adolescentes. Un visage fascinant en soi, semblable à un collage d’éléments disparates ayant chacun leur vie propre. Une observation attentive permet de faire le constat suivant : sous le rictus de ravissement un brin aguicheur dans lequel il apparaît figé, ce faciès est en fait parcouru d’infimes modifications — battements de cils, crispation des muscles de la bouche — qui sont autant de microévénements et de fissures agitant la surface d’un paysage qu’on croyait lisse. Il ne nous revient pas de déterminer si c’est à la précision du jeu de l’actrice ou au travail de son chirurgien esthétique qu’un tel visage doit sa redoutable étrangeté. On se souvient qu’une pareille incertitude planait autour de celui de l’acteur et réalisateur Takeshi Kitano, soumis à une reconstruction faciale ayant eu pour conséquence de réduire considérablement la mobilité de ses traits et, paradoxe étonnant, d’en augmenter la puissance expressive — pour ne pas dire la beauté. Le sentiment qui préside à la découverte de cette femme au visage de cire est d’un autre ordre, fait de séduction et de répulsion mêlées, embarrassées, indécidables. En dernière analyse, c’est sans doute sur cette ambiguïté du masque que Kōji Fukada aurait gagné à recentrer le point de vue de son film, afin d’en faire le réceptacle de nos insécurités intimes, de nos pulsions duelles et fondamentales.

 

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A Girl Missing | Film | Kōji Fukada | JAP 2019 | 111’ | Locarno Film Festival 2019, Black Movie Geneva 2020

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First published: February 01, 2020