Le jour d'après

[…] Nous pouvons nous amuser à reconstruire le puzzle des faits qui concernent les quatre personnages, mais nous pouvons également choisir d’aller à la dérive en suivant les improbables connexions suggérées par le montage. Comprendre et se perdre, dans cette histoire, sont les deux ingrédients essentiels pour suivre le récit de Hong Sang-soo.

[…] D’ailleurs, lire le visage d’autrui est l’un des thèmes fondamentaux de ce film : tâche impossible et nécessaire à une compréhension réciproque, que les mots ne permettent plus — qu’ils soient formels ou informels.

Si l’on voulait raconter l’histoire du Jour d’après on devrait commencer par la fin, le seul moment où les fils tordus des relations entre un éditeur, sa femme, sa maîtresse et sa jeune apprentie semblent enfin se recomposer. Mais peut-être suffirait-il d’analyser la première scène, à la maison, où Hong Sang-soo raconte sans hésitation la rupture du couple, qui se manifeste par la rupture de confiance et l’introduction de la dissimulation. Ici, c’est par le silence que le vrai et le faux commencent à s’entremêler, en créant un paysage humain désormais ouvert à une palette infinie de nuances émotives. Et tout le film est construit sur les expressions des visages, sur des dialogues où la prosodie compte certainement plus les mots. Le plot du Jour d’après est littéralement une “intrigue”, autour d’un triangle amoureux, qui pendant le film s’ouvre comme un éventail et se complexifie par accumulation à travers toute une série de mini coups de scène.

Ce qui rend toujours passionnant le récit filmique est sans doute la combinaison entre un set minimaliste, épuré, statique, et une construction narrative où la linéarité temporelle est tout simplement explosée. À travers la collaboration avec son monteur habituel Hahm Sung-won, le metteur en scène coréen compose une mosaïque qui se présente initialement comme un dédale. Nous pouvons nous amuser à reconstruire le puzzle des faits qui concernent les quatre personnages, mais nous pouvons également choisir d’aller à la dérive en suivant les improbables connexions suggérées par le montage. Comprendre et se perdre, dans cette histoire, sont les deux ingrédients essentiels pour suivre le récit de Hong Sang-soo. À ce propos, il y a peut-être eu du sens à ce que je ne saisisse pas tout de la différence entre l’ancienne et la nouvelle apprentie (et je ne crois pas avoir été le seul…) : la distance culturelle qui marque notre perception des visages coréens a peut-être joué en faveur d’une ambiguïté qui s’est révélée productive dans le dispositif du Jour d’après.

D’ailleurs, lire le visage d’autrui est l’un des thèmes fondamentaux de ce film : tâche impossible et nécessaire à une compréhension réciproque, que les mots ne permettent plus — qu’ils soient formels ou informels. La figure de l’éditeur est une sorte de machine à dissimulation qui se heurte aux vagues de sincérité des trois femmes. Il y a une question de genre, peut-être, qui se pose dans ce film ; elle se trouve en tout cas dépassée par deux questions majeures, qui sont posées au cœur du film et ne cesseront de résonner dans chaque scène. Il y a la question morale de la lâcheté de n’avoir pas le courage de ses propres sentiments, d’où découle la question du mensonge ; et il y a la question philosophique d’une croyance à la réalité dont on a besoin pour que la réalité elle-même et sa vérité soient effectivement une orientation dans la vie – cette dernière question étant portée par la figure “angélique” de la jeune apprentie, qui est jouée de façon subtile par l’actrice culte de Hong Sang-soo, Kim Min-hee. Ici, peut-être paradoxalement, la croyance ne se couple pas au mensonge (la jeune apprentie semble être la seule à ne pas céder aux avances de l’éditeur…), mais va à l’encontre du mensonge : la croyance n’est pas victime de la dissimulation, elle réduit la dissimulation à la bêtise.

Ce dernier noyau philosophique du film se révèle ainsi fondamental pour donner chair à une histoire qui, dans sa recomposition finale, pourrait presque ressembler à un vaudeville. La petitesse de l’éditeur tiraillé par ses désirs et ses mensonges, ainsi, se transfigure dans une humanité qui accepte la vérité de ses propres faiblesses.

Il semble ne plus y avoir de zones d’ombres à la fin de l’histoire. Par ailleurs, il y a moins en moins d’ombres dans ce film photographié dans un noir et blanc magnifique. En effet, depuis le début nous sommes frappés par la clarté de la photographie, par la lumière blanche qui envahit la salle et qui semble vouloir nous convoquer aux tables auxquelles les protagonistes sont assis dans leurs tête-à-tête. Les secrets de l’éditeur ont toujours été des secrets de Polichinelle, une matière filmique mise à nu, mise à disposition pour nos croyances, pour nos vérités, pour nos films à nous. Et, selon moi, la jeune apprentie aura tôt ou tard une relation amoureuse avec l’éditeur…

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Le Jour d’après | Film | Hong Sang-soo | KOR 2017 | 92’ | Black Movie Genève 2018

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First published: January 28, 2018