Jeux sérieux

« L’essai : la notion semble aussi datée que les “temps modernes”, son heure de gloire littéraire paraît lointaine. Elle trouve pourtant aujourd’hui une nouvelle pertinence dans le domaine de l’image en mouvement. Cinéma et art contemporains sont engagés depuis une vingtaine d’années dans des rapports d’influence et de friction qui ont fait émerger un territoire commun à l’identité floue et, sans doute pour cela même, d’une indéniable fécondité quant aux formes et procédés qui s’y expérimentent. L’énergie transgressive qui anime ce territoire n’est autre que celle de l’essai – qui malmène les hiérarchies et traverse les frontières. Une énergie critique pour temps de crise, qui croit à la vie des formes et brave les oppositions entre théorie et pratique, fiction et documentaire. »

Filmexplorer a saisi avec joie l’occasion offerte par la présentation de cet ouvrage à la Cinémathèque suisse de Lausanne (accompagnée par une séance de courts métrages) pour rencontrer et promouvoir un travail dans lequel il se reconnaît pleinement : l’essai, par définition expérimental et explorateur, a trouvé avec « Jeux sérieux » la forme finale d’un livre qui est le résultat d’un processus d’échanges multimédia.
Nous reproposons ici un extrait d’un des plus beaux films en programme à la séance de courts métrages à la Cinémathèque : « Les saisons » (1972) de Artavazd Pelechian.

Essai : la notion a le vent en poupe, le terme fleurit abondamment sur le territoire partagé du cinéma et des arts visuels, mais aussi dans le champ des études littéraires. Ces dernières années, plusieurs ouvrages se sont appliqués à penser son histoire et à comprendre sa pertinence contemporaine. Quant à le définir, tous y ont heureusement renoncé, le propre de l’essai étant sa rétivité à toute tentative de définition, de fixation dans les limites d’un genre ou d’une catégorie. « Hérétique », concluait déjà Adorno dans un illustre article abondamment discuté dans les pages qui suivent. Peut-être ne trouvera-t-on pas plus juste formulation du propre de l’essai que cette expression de Marielle Macé, plus loin dans cet ouvrage : « l’engagement de la pensée dans la forme ». Au-delà du flou, une certitude : la prégnance contemporaine de la notion d’essai ne traduit pas une mode, mais une nécessité. Depuis Montaigne, c’est-à-dire depuis l’origine des temps dits « modernes », la forme-essai prolifère dans les périodes d’instabilité, de crise – politique, spirituelle, culturelle. En temps de crise, l’essai offre sa plasticité, sa vivacité et son impertinence aux analystes audacieux, aux expérimentateurs, aux défricheurs de nouveaux espaces pour la pensée et la création de formes. On s’accordera facilement sur le caractère critique de notre époque ; donc sur la nécessité de penser à nouveaux frais l’histoire et l’actualité de l’essai, et de le faire d’un geste ample et profond.

Cet ouvrage est l’aboutissement de cinq années de recherche autour de l’essai comme forme, à la croisée du cinéma et de l’art contemporains. À l’origine, il s’agissait d’établir une généalogie et une cartographie qui mêleraient des approches littéraire, philosophique, politique et esthétique. Un groupe de recherche fut mis sur pied, associant enseignants-chercheurs du département Cinéma/cinéma du réel de la HEAD – Genève et d’autres écoles d’art en France (écoles des Beaux-arts de Bordeaux et de Nantes), ainsi qu’une jeune chercheuse fraîchement diplômée de la HEAD – Genève. Trois ans de suite, cette recherche s’est élargie à des ateliers de réalisation avec les étudiants de la HEAD, conçus et dirigés successivement par Allan Sekula, Harun Farocki et Ursula Biemann. Les deux premiers nous ont quittés pendant ces années de recherche ; ce livre leur est dédié.

Très vite, l’idée s’est imposée de concrétiser la recherche et de la partager sous la forme d’un événement public. Si, comme le défend avec éloquence Jean-Pierre Gorin dans un texte ici publié, l’essai est avant tout une énergie qui traverse les genres établis et mine les frontières, cet événement devait inventer sa propre forme, sa manière de transgresser la vieille opposition entre gravité académique et légèreté spectaculaire. Ainsi, du 7 au 16 mars 2013, la manifestation Start Making Sense ! Cinéma et art contemporains transforment l’essai a diffracté son énergie essayiste protéiforme (colloque international, conférences, programmations et exposition d’œuvres et de films) dans plusieurs hauts lieux de la culture genevoise : Université de Genève, Comédie de Genève, Cinéma Spoutnik, Cinéma du Grütli, Centre d’art contemporain, et LiveInYourHead, l’Institut curatorial de la HEAD – Genève.

Ce livre s’appuie sur cette manifestation, en tire une grande partie de sa matière, mais ne se limite pas à compiler les actes de ses moments successifs. Pour être à la hauteur de l’enjeu, il nous fallait essayer de donner forme à une pensée collective, de dépasser la simple compilation des textes au profit d’une composition synthétique et hypothétique. Le sommaire se place volontairement dans une perspective éclatée. Refusant les chronologies, les partitions thématiques, il tente d’offrir un point de vue critique sur l’essai qui parie sur les rapprochements, les proximités soudaines, les correspondances. En termes de contenu, il s’agissait ainsi de prolonger les échanges et les interventions du colloque et des conférences en leur adjoignant des commandes nouvelles, capables d’augmenter et d’enrichir cette première expérience. C’est ainsi que d’autres figures (Farocki, Sekula, Teguia, Kluge, Benning), historiques ou contemporaines, sont venues s’ajouter à cet ouvrage, rendant la traversée qu’il propose non pas exhaustive, mais décidément ample et complexe. Si la notion d’essai convie toute une tradition, tant littéraire que philosophique, artistique que cinématographique – autant de champs ici articulés –, elle permet surtout d’insister sur le passage des frontières – principe auquel ce sommaire tente d’être le plus fidèle possible. Son organisation s’est donc concentrée sur des enjeux de vitesse, de scintillement : choisir les déviations plutôt que les lignes droites.

La part la plus essayiste du travail de recherche comme de l’événement Start Making Sense ! fut sans doute l’exposition Making Sense, qui réunissait à LiveInYourHead (espace curatorial de la HEAD – Genève) les films réalisés par les étudiants sous la direction d’Ursula Biemann et une vingtaine de films et vidéos récents, nous paraissant témoigner d’une actualité de l’essai, choisis à égalité dans les champs du cinéma et de l’art contemporains. Les films d’étudiants étaient diffusés sur des moniteurs installés sur une grande table – dispositif conçu et fabriqué par les étudiants eux-mêmes –, les autres étaient projetés sur autant d’écrans suspendus dans l’espace selon une disposition composant une géographie critique de l’essai – géographie forcément partielle, offerte à la discussion. Cette cartographie de l’essai filmique contemporain se distribuait entre trois pôles, nommant trois tendances, trois gestes essentiels à l’énergie essayiste : Inscriptions, Explorations, Réflexions. Nous avons souhaité traduire cette sélection sous la forme de textes brefs, chacun centré sur un film. Ces textes sont distribués dans l’ensemble du livre, au fil des chapitres, en une ponctuation qui donne son rythme à l’ensemble, fait passer une autre vitesse dans la trame de l’ouvrage.

Évoquons pour finir la chance qui nous fut accordée, à l’issue du colloque universitaire par lequel s’est ouvert Start Making Sense !, de converser avec l’un des plus éminents spécialistes de l’essai littéraire : Jean Starobinski. Il nous a semblé naturel d’ouvrir aussi l’ouvrage avec la transcription de cet échange. Puissent l’énergie intacte et l’éternel rebond d’une telle pensée donner le ton, et l’envie de poursuivre la lecture, de tracer son propre chemin dans le territoire du livre, au fil d’une aventure de pensée collective de l’insaisissable essai.

B. Bacqué, L. Lippi, C. Neyrat, C. Schulmann, V. Terrier Hermann

(tiré de l’Introduction de l’ouvrage)

Info

Jeux sérieux: cinéma et art transforment l’essai | HEAD Genève | Jean Perret, Bertrand Bacqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Herman | Cinémathèque suisse de Lausanne | Séance de court métrages

Le vernissage à la Cinémathèque

Le projet

Le livre

First published: May 05, 2016