Jeune femme

[…] Dans «Jeune Femme», la naïveté exacerbée de Paula se rapproche de manière évidente des attitudes de Mabel [dans «Une femme sous influence» de Cassavetes]. Elle trouve presque des échos dans certaines formes surréalistes…

[…] Alors que le cinéma est une sublimation de la réalité, le personnage produit merveilleusement un décalage avec une multitude d’états de fait, forçant le spectateur à questionner encore et encore ce qu’il voit.

[…] Dans cet univers où rien n’est a priori envisageable mais où tout devient possible par la force des choses, la dimension poétique provient de cette constante insécurité.

La richesse du débordement

Jeune femme, c’est l’histoire de Paula, une trentenaire à qui sa mère n’adresse plus la parole, qui vient de rompre avec son copain et qui n’a plus beaucoup d’amis… Dans cette spirale infernale, le personnage choisit la voie de la déambulation et part à l’aventure dans les rues de Paris. Au fil des rencontres, les faiblesses du personnage deviennent de purs moments poétiques.

En lisant l’article rédigé par Cécile Mury (Télérama) autour du film juste avant d’entrer dans la salle obscure, certaines références m’ont immédiatement interpellé ; l’actrice Laetitia Dosch y est comparée à deux de mes comédiennes fétiches : « On y retrouve un peu de la drôlerie poignante, le côté clown lunaire d’une Giulietta Masina dans La Strada, mais aussi de l’effritement tragique de Gena Rowlands dans Une femme sous influence ». Si la référence à John Cassavetes a particulièrement retenu mon attention, ce n’est pas uniquement parce qu’il est le plus grand réalisateur de sa génération (très objectivement bien sûr…), ni parce qu’il m’a très tôt fait découvrir l’art cinématographique dans toutes ses infinies possibilités narratives ; c’est aussi et d’abord en raison de ma fascination sans borne pour le personnage de Mabel, incarné par l’inimitable Gena Rowlands, femme du réalisateur. Dans ce film, l’actrice interprète un être qui dépasse continuellement les limites de l’entendement. Bien que la comédienne porte en elle toutes les techniques des plus grandes écoles de théâtre américaines, elle prend pourtant le risque du débordement, abordant la folie sans mesure ni filtre, tout en évitant les pièges de la mimique facile et infantilisante qu’on pourrait naturellement rattacher à ce type de représentation.

Dans Jeune Femme, la naïveté exacerbée de Paula se rapproche de manière évidente des attitudes de Mabel. Elle trouve presque des échos dans certaines formes surréalistes — qu’y a-t-il de plus beau que l’écriture automatique ? —, et les paroles d’André Breton dans L’Amour fou (1937) n’en deviennent que plus éclairantes : « Aujourd’hui encore, je n’attends rien que de ma seule disponibilité, que de cette soif d’errer à la rencontre de tout, dont je m’assure qu’elle me maintient en communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles, comme si nous étions appelés à nous réunir soudain ». Ainsi Paula enchaîne les rencontres inattendues ; elle habite le monde qu’elle invente tous les jours, elle déploie avec une générosité fulgurante sa passion de vivre, d’être et de penser. Alors que le cinéma est une sublimation de la réalité, le personnage produit merveilleusement un décalage avec une multitude d’états de fait, forçant le spectateur à questionner encore et encore ce qu’il voit. Par un jeu qui s’éloigne de toute logique, Laetitia Dosch emporte le spectateur dans le double discours du film. Premièrement celui produit par sa confrontation aux différentes situations — parfois un peu simplistes, avec des personnages secondaires qui manquent de profondeur (des vendeuses faux-culs, une mère célibataire complètement névrosée) —, qui mettent en parallèle la dureté du monde de la consommation et des rapports hypocrites avec sa personnalité d’écorchée vive. Deuxièmement celui qui se construit indépendamment de toute relation de cause à effet, découlant de sa seule personnalité excentrique, ouverte au monde et à ses possibilités. Dans cet univers où rien n’est a priori envisageable mais où tout devient possible par la force des choses, la dimension poétique provient de cette constante insécurité.

La forme du film accompagne la quête inlassable de liberté du personnage ; l’image est flottante et effleure les mouvements de Paula, comme si elle régnait seule en maître dans un monde formaté et brutalement questionné par la force de son esprit. Ainsi l’histoire du film ne reste pas gravée dans la mémoire, seuls les surgissements d’une sincérité déconcertante risquent d’habiter nos esprits encore longtemps…

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Jeune femme | Film | Léonor Serraille | FR 2017 | 97’

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First published: December 22, 2017